« Collage Résistant(s) » de Mustapha Boutadjine
Mustapha Boutadjine lacère des publicités dans les magazines de luxe. Puis il recolle les morceaux. Il fragmente l’ordre dominant pour célébrer le désordre, la vie.
Ces collages rendent hommage à des personnages emblématiques de notre histoire commune, inconnus ou non, poètes, artistes, militants, scientifiques qui un jour ont dit non. Sa démarche est picturale. Il peint avec le papier.
C’est à la fois son support et son matériau. Une démarche artistique unique, radicale, mémorielle aussi. Sous le titre « Collage Résistant(s) », Mustapha Boutadjine expose une quinzaine de ses créations à la galerie Corinne Bonnet. Il publie parallèlement un superbe ouvrage reprenant l’ensemble de ses œuvres.
Regards et visages
D’abord le visiteur est fasciné, happé par la profondeur des regards. Leur persistance. Des regards qui continuent à briller telles des étoiles lointaines longtemps après leur extinction. Ils forment comme une ligne d’horizon. Il est nécessaire de prendre du recul puis de s’approcher, de reconsidérer sans cesse ces visages, de dialoguer avec eux, de les entendre hurler puis de tendre l’oreille. Car ils chuchotent aussi.
Mille détails affleurent qui échappent si l’on est distant. Les voir de loin et les regarder de près. De loin ils semblent inaccessibles comme ces effigies royales qui ornaient les palais. L’artiste, qui joue sur les deux tableaux, met en valeur ces réprouvés, les encadre luxueusement. Rien n’est laissé au hasard.
Approchons de ces portraits accrochés aux murs de ce lieu singulier, hors des sentiers battus, de cette chambre blanche « installée dans un de ces passages industrieux qui témoignent que Paris, ville ouvrière et frondeuse, demeure le lieu d’éclosion des possibles, des renaissances ». Quel plus bel écrin pour les collages de Mustapha Boutadjine ?
« Mes idées naissent par rapport à ma révolte personnelle »
L’exposition s’appelle « Collage Résistant(s) ». « Résistant avec un R capitale, précise Mustapha Boutadjine. Car le Résistant est indépendant, unique, singulier. Le S signifie qu’il y a plusieurs résistances : poétique, littéraire, sportive, artistique, politique évidemment. » C’est aussi le nom du volumineux ouvrage à la couverture rouge que viennent de publier les éditions Helvétius. Il contient tous les collages réalisés par Mustapha Boutadjine.
Sur la page de gauche, la reproduction d’une œuvre, et, en regard, un texte écrit par un poète, un écrivain, un journaliste, un spécialiste, un ami. La préface, d’une grande justesse, est signée Ernest Pignon-Ernest. L’ouvrage frappe par sa belle facture. Mais une reproduction, si réussie soit-elle, n’est qu’un aperçu. Rien de tel pour en saisir la force que de les voir « en vrai ».
Avec la galeriste Corinne Bonnet l’artiste a sélectionné quinze portraits parmi ce vaste corpus. Chacun est issu d’une série au nom évocateur : America basta, Black is toujours beautiful, Femmes d’Alger, Insurgés, Les Poètes, Contre images, Sous les pavés le Gitan.
« Mes idées naissent par rapport à ma révolte personnelle. Je travaille toujours sur ce qu’on appelle des populations méprisées, sur des ethnies, sur le genre, tout ce qui est mis à l’écart. C’est ce qui m’intéresse. Le thème prochain, aussi explosif que les autres, portera sur des gens complètement à la marge, dont on ne parle même pas ou que l’on stigmatise. C’est cette démarche-là qui me guide. »
Le prix du refus
Mustapha Boutadjine est né en 1952, à Alger, où il est diplômé des Beaux-Arts. Dans les foisonnantes années 1970 la capitale algérienne est un creuset artistique et intellectuel. En 1969, c’est ici que se tient le festival Panafricain où se retrouveront notamment Miriam Makeba et les Black Panthers, Archie Shepp et Nina Simone. Alger est alors l’un des centres névralgiques de ce que l’on appelle le Tiers-Monde.
C’est là que se forme la conscience de Mustapha Boutadjine. Elle se cristallise à la lecture de l’écrivain et psychanalyste Frantz Fanon, l’auteur de l’essentiel Peaux noires, masques blancs, dont on retrouve le portrait dans cette exposition. La décennie suivante s’avère tragique. À la fin des années 1980, Mustapha Boutadjine est menacé de mort par les islamistes. S’ensuit l’exil. Il vit en France aujourd’hui.
Il connaît le prix du refus. Un tribut que les femmes et les hommes exposés ici ont cher payé. Parfois de leur vie. Figures littéraires, artistiques, scientifiques ou non. Le fil rouge n’est pas la célébrité. Aucun d’eux ne l’escomptait. Pas plus Guy Môquet, assassiné par les nazis à l’âge de dix-sept ans, que Jean Genet, réfractaire permanent, homosexuel militant, pro-palestinien, ami des Black Panthers, auteur d’une œuvre qui résiste encore et toujours.
Et que dire de l’ouvrier Fernand Iveton, torturé et condamné à mort – le seul Européen guillotiné pendant la guerre d’Algérie – pour « tentative de destruction d’édifice à l’aide d’explosifs », alors que sa bombe n’a pas sauté, qu’il n’y a eu aucune victime, aucun dégât ? Que dire de la militante du FLN Djamila Boupacha, violée, torturée par l’armée française, toujours pendant la guerre d’indépendance algérienne, condamnée à mort et amnistiée, défendue par Gisèle Halimi, soutenue par Simone de Beauvoir ? Picasso a dessiné son portrait.
Que dire de Rimbaud, ce poète qui travaillait « à se rendre voyant », du musicien cubain Compay Segundo, de la chanteuse capverdienne Césaria Evora, d’Albert Einstein, dont l’image a été tellement lissée qu’on a oublié qu’il s’est engagé contre la montée du nazisme, contre la prolifération nucléaire, pour les droits civiques des Noirs américains ?
À tous Mustapha Boutadjine redonne vie à l’aide de milliers de petits bouts de papiers minutieusement assemblés.
Chaque portrait est plus qu’un portrait
Une œuvre lui demande environ un mois de travail, à raison de six à huit heures par jour. Paradoxalement, le résultat frappe moins par sa virtuosité inouïe que par la vie qui sourd de chacune de ses mosaïques. Chaque portrait est plus qu’un portrait. C’est une véritable biographie, davantage encore. Un manifeste aussi.
Dans sa préface, Ernest Pignon-Ernest écrit que « la singularité de chacun n’est nullement niée ni amoindrie, mais puissamment mise en relation avec la trame de l’aventure humaine. Chaque destin personnel se trouve ainsi relié, voire allié à un destin collectif, le plus souvent porteur d’utopies libératrices, de luttes, de drames, de résistances ».
Au début de chaque collage il y a toujours une image d’archive, généralement une photo. L’artiste s’en inspire :
« J’ai la trace réelle de la photo, j’essaie de respecter la morphologie de la version que je représente, mais je crée le reste. C’est une nouvelle création, mais je veux que ça soit ressemblant. Je ne veux pas extrapoler l’idée du personnage. Guy Môquet c’est Guy Môquet, ce n’est pas un autre. »
À partir de la photo il esquisse un dessin, puis il lacère à la main, jamais avec des ciseaux, des pages de publicité dans ces revues que l’on trouve en pile dans les salles d’attente des médecins.
« L’idée, c’est de déchirer la presse bourgeoise, tous les mensonges qu’elle véhicule. C’est une démarche de révolte. Il s’agit de déstructurer ce matériau pour créer d’autres images plus engagées, emblématiques, plus symboliques. »
« À la place de la peinture, je mets des bouts de papier »
On croirait que Mustapha Boutadjine, remarquable coloriste, peint au couteau. Pourtant, pendant l’accrochage, une petite fille est entrée dans la galerie et ne s’y s’est pas trompée. Elle a vu immédiatement qu’il ne s’agissait pas de peinture : « C’est génial parce que c’est exactement ça. Les adultes n’ont pas une perception honnête et naïve de la réalité. Ils sont vissés dans leur regard. »
Sa démarche est picturale, mais, précise-t-il, « à la place de la peinture je mets des bouts de papier. Il ne s’agit pas du collage tel que le pratiquaient Max Ernst, Picasso, Braque, etc. Leur démarche se situait plus dans un détournement des matériaux, de la typographie »… Comme Robin des bois, il vole aux riches pour donner aux pauvres. Il vole les accessoires de mode, les corps bronzés, minces, la vacuité qui déborde des réclames.
Le fond qui constitue l’un de ces portraits les plus impressionnants, celui de Tzigana, « anonyme parmi les anonymes », est immaculé. En s’approchant, on devine des publicités pour des montres. On remarque aussi, bien sûr, son collier luxueux.
« Je suis parti de la photo d’une Manouche déportée à Auschwitz dont j’ai gardé le numéro de matricule. C’est une photo anthropométrique qui fichait les Tziganes quand ils arrivaient au camp. La photo de face et de profil. C’est un document réel. Tous ceux que l’on appelle les “Gens du voyage” ne passaient pas par le tri, mais directement à la mort. On les fusille. Une balle tue trois personnes. Ça fait des économies. Les nazis les dépouillent avant. On dit toujours que ce sont les Gitans qui volent. On les appelle les voleurs de poules. J’ai donc inversé. Ce sont les nazis qui volent les Tziganes, qui leur volent leurs montres. Ça fait cher la montre. Je voulais donc faire un montage à partir de ces montres-là. »
Mais aujourd’hui, qui sont les résistants ?
Tous ces personnages sont bien réels. Ils ont existé. Par sa geste artistique Mustapha Boutadjine les réhabilite. Mais aujourd’hui, qui sont les résistants ?
« Aujourd’hui, conclut Mustapha Boutadjine, il y a de nouvelles formes de résistance. Ici, en France, les pauvres n’ont pas le choix, mais ils essaient de résister. Ce sont des gens du peuple. Ce sont des voisins, des passants, des gens que je ne connais pas, qui se retrouvent dans ces portraits. On les agresse quotidiennement avec les médias, le mensonge, le chômage. Chacun résiste à sa façon. J’ai fait le portrait d’inconnus. J’essaie de mettre des inconnus avec des connus pour dire que partout les gens résistent. »
Olivier Bailly
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• « Collage Résistant(s) », monographie publiée aux éditions Helvétius.
• Quelques collages : Insurgés, Poètes, America basta, Black is toujours beautiful sur le site de Mustapha Boutadjine.
• Exposition jusqu’au 26 septembre 2015 à la Galerie Corinne Bonnet, Cité Artisanale, 63, rue Daguerre. 75014 Paris.
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