Centenaire du surréalisme :
le manifeste de 1924

À l’occasion de l’exposition « Surréalisme » au musée national d’Art moderne du centre Georges-Pompidou, retour sur le manifeste qui, en 1924, a lancé et structuré ce mouvement ayant marqué les arts et la littérature du XXe siècle.
Par Alain Beretta, professeur de lettres

À l’occasion de l’exposition « Surréalisme » au musée national d’Art moderne du centre Georges-Pompidou, retour sur le manifeste qui, en 1924, a lancé et structuré ce mouvement ayant marqué les arts et la littérature du XXe siècle.

Par Alain Beretta, professeur de lettres

La Première Guerre mondiale a montré que la civilisation pouvait se révéler si destructrice qu’elle engendrait le besoin de « changer la vie » et de « transformer le monde ». Deux mots d’ordre empruntés respectivement à Arthur Rimbaud et Karl Marx.

En France, dès 1916, la recherche d’une nouvelle conception de l’art suscite la création de revues comme Sic, dirigée par Pierre-Albert Birot, puis, l’année suivante, de Nord-Sud, sous la houlette du poète Pierre Reverdy. Le suicide mystérieux, juste après l’Armistice, du jeune poète Jacques Vaché, tout comme la révolte artistique d’un autre météore, Arthur Cravan, accentuent ce besoin d’une revanche. Peu à peu, en 1920, ces révoltés vont s’associer à un mouvement nihiliste : Dada.

Tentation du dadaïsme

Dès 1916, ce mouvement est lancé à Zurich par le poète roumain Tristan Tzara. Le mot « Dada », volontairement non signifiant, indique à lui seul l’état d’esprit d’êtres désespérés par la destruction des hommes et du monde, qui ne croient plus en rien de stable. Les dadaïstes veulent rendre évident l’effondrement des valeurs de la société occidentale en organisant des manifestations fondées sur le défi au bon goût, la gratuité pure, le scandale.

En France, le poète André Breton et quelques amis, notamment Benjamin Péret et Jacques Rigaud, restés jusqu’en 1919 assez ignorants de l’activité dadaïste, vont reconnaître dans le Manifeste Dada 1918, de Tristan Tzara, une inquiétude semblable à la leur. Pour Benjamin Péret, par exemple, il faut dépasser et venger les horreurs de la guerre, il y a nécessité d’un grand travail négatif à accomplir.

Lorsque Tzara arrive à Paris en 1920, il est accueilli avec enthousiasme. Au début, ceux qui allaient devenir les surréalistes participent avec conviction à des agitations dadaïstes. Ne sont concevables alors que des pseudo-fêtes dont le spectateur devra sortir ahuri. Par exemple, les dadaïstes se font raser les cheveux sur scène. Mais ils ne tardent pas à ressentir une certaine déception due à la stérile répétition de provocations telles que « L’Art et la Beauté = RIEN », réflexion sur l’esthétique de Philippe Soupault qui met en cause les liens traditionnels entre art et beauté pour leur préférer l’expérience subjective, la liberté créative et la recherche de la vérité.

Dada se trouve progressivement désamorcé : à partir du moment où il attire une attention, il perd sa signification. Ainsi, des divergences apparaissent avec les « pré-surréalistes », motivées par ces manifestations stériles, jugées comme des méthodes de crétinisation. Puis, une séparation intervient entre les dadaïstes et les futurs surréalistes après le boycott par Tzara d’un congrès organisé par André Breton « pour la détermination et la défense des tendances de l’esprit moderne ». Ce congrès aurait dû réunir des représentants des principales tendances artistiques du moment, mais pour Tzara, « Dada n’est pas moderne ».

Amorces surréalistes. Ce flirt dadaïste n’empêche nullement André Breton et ses amis, parmi lesquels Louis Aragon et Robert Desnos, préparant un monde nouveau, d’être préoccupés par certaines découvertes comme des méthodes jamais utilisées en littérature, effectuées avant l’arrivée de Tzara à Paris ; mais au lieu d’un souci purement négatif, ils entendent prôner certaines valeurs et investigations, visant d’ailleurs essentiellement l’exploitation de l’inconscient.

En mars 1919, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, bientôt rejoints par Paul Éluard, fondent la revue Littérature, titre ironique d’une publication anti-littéraire au possible, qui raille la littérature traditionnelle. Des surréalistes l’appelleront plus tard « Lits et ratures ».

La même année, André Breton et Philippe Soupault rédigent Les Champs magnétiques, recueil de textesqui inaugure l’utilisation de l’écriture automatique, c’est-à-dire dictée par l’inconscient, sans souci de cohérence esthétique, révélant ainsi un moyen d’explorer la pensée et le langage face auxquels les « anti-poèmes » dadaïstes manqueront d’intérêt.

« Il y a eu une sorte d’interrègne dans lequel on ne savait trop quel nom nous donner depuis que nous avions rompu avec Dada […] On se mit, dans la presse, à nous appeler les surréalistes, mot emprunté à Apollinaire dans la préface de sa pièce Les Mamelles de Tirésias en 1917 », confie ainsi Louis Aragon dans un entretien avec Dominique Arban paru chez Seghers en 1968.

Le mot « surréalisme » commence à s’imposer à la fin du printemps 1919, se limitant alors à l’écriture automatique. Peu à peu vont s’y associer des textes relatifs à l’exploration des rêves, l’expérience des sommeils, ainsi que des pensées parlées sous état d’hypnose, en particulier avec Robert Desnos. Il faut y ajouter des préoccupations linguistiques, notamment le culte des jeux de mots, tels les cadavres exquis. Au début des années 1920, si l’immense champ d’investigation de la vie, essentiellement l’amour et la politique, n’a pas encore de place prééminente dans le mouvement, l’heure est néanmoins venue de définir et de théoriser tout ce qui est dans l’air. Ce sera l’objet du premier Manifeste.

L’officialisation du mouvement : le premier Manifeste

Ce texte fondamental a été précédé par deux autres, plus brefs mais annonciateurs. L’Introduction au discours sur le peu de réalité, d’André Breton, qui paraît en 1927, contient les germes des principaux thèmes développés dans le Manifeste : l’attente des miracles, la définition de l’objet surréaliste, la critique de la raison, etc. D’autre part, Une vague de rêves, de Louis Aragon, paru en octobre 1924, quelques jours avant le Manifeste, énonce une première définition de la surréalité : il s’agirait du « rapport entre l’esprit et ce qu’il n’atteindra jamais », en opposition à la pensée abstraite qui fait passer pour vraie une fausse réalité.

Le 15 octobre 1924 paraît aux éditions du Sagittaire la magistrale déclaration de cet esprit nouveau : le Manifeste du surréalisme, dont le titre est repris deux fois par André Breton. Ce texte, constituant à l’origine une préface au recueil d’écriture automatique Poisson soluble, acquiert vite son autonomie textuelle et devient le fondement du surréalisme.

Classé trésor national en 2017, le manuscrit autographe a été acquis en 2021 par la Bibliothèque nationale, et se trouve consultable sur son site Gallica. C’est lui qui figure au centre de l’exposition du Centre Pompidou. On peut le lire en livre de poche (collection « Folio essais », Gallimard), et vient de paraître, le 19 septembre, dans un tirage spécial de la collection « Bibliothèque de la Pléiade », toujours chez Gallimard, avec une préface de Philippe Forest.

Il ne faut pas confondre ce texte de Breton avec le Manifeste du surréalisme émanant de la revue Surréalisme, supervisée par Ivan Goll, qui définit le nouveau mouvement comme une « transposition de la réalité sur un plan supérieur (artistique) ». La définition de Breton, diffère :

Surrélisme. n.m. Automatisme psychique par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

Les cibles du Manifeste

Le réalisme. Une telle définition montre clairement qu’un mouvement revendiquant une libre « dictée de la pensée » fait fi de la conformité au réel. André Breton a même horreur du réalisme, tant il ne le voit fait que de « médiocrité, de haine et de plate suffisance ». Il en résulte un procès des productions littéraires réalistes, et notamment du roman, où « chacun ajoute à la longueur des pages, au néant des descriptions minutieuses, le néant des caractères ».

Pourquoi donc ce roman est-il devenu la forme quasi universelle en littérature ? Parce qu’il répond à l’appétit de rationnel de ses lecteurs : il leur faut un cadre minutieusement décrit, des personnages « soigneusement étiquetés », avec leur nom, leur âge, etc. « Mais est-ce le sort de la littérature de nous offrir une recréation à peine supérieure au jeu de piquet, et peut-on valablement s’intéresser à la vie de fantoches plus ou moins bien réglés ? »

La logique. André Breton estime que la logique s’avère inapte à définir tout l’être humain, fortement caractérisé par le pouvoir de son imagination. Aussi s’insurge-t-il contre les raisonneurs qui appellent cette faculté « la folle du logis », jetant ainsi la suspicion sur elle. Au contraire, André Breton la considère comme « trop peu folle », encore trop raisonnable. En tant qu’ex-médecin qui a célébré très tôt les découvertes de Freud, Breton préfère faire confiance à notre inconscient libératoire. « Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir, et ne pas être tenté de vous relire ».

Le talent. Dès lors, cette notion n’intervient plus, car le poète à l’écoute de son inconscient est-il pour quelque chose dans la richesse de celui-ci ? André Breton, Paul Éluard et Benjamin Péret affirment : « Nous n’avons pas de talent, mais nous sommes […] de modestes appareils enregistreurs ». Un prétendu talent qui agencerait subtilement de petites histoires ou découvrirait des façons ingénieuses de raconter ce qui existe ne ferait que trahir l’authenticité de la pensée. L’esthétique n’est jamais une fin en soi, mais seulement un moyen au service d’un projet existentiel.

Les fondements du Manifeste

Ode à une libération. C’est d’abord celle de l’esprit, qui doit rejeter tout ce qui peut le contraindre, qu’il s’agisse des normes morales, des exigences de la raison, des déterminations économiques, et de répressions politiques ou sociales. Le Manifeste insiste sur le caractère éminemment pratique de cette volonté libératrice : il ne s’agit rien moins que de modifier très concrètement le rapport au monde, notamment « d’inventer de nouvelles façons de sentir ». Une telle libération de l’esprit passe également par la promotion du désir : toute connaissance n’a de sens que comme activité de l’esprit désirant, et il en résulte une proximité entre plaisir esthétique et plaisir érotique.

Alliance de la réalité et du rêve. Le surréalisme prône certes un culte à l’imaginaire, mais il ne peut évidemment nier totalement le monde réel. La grande nouveauté proclamée dans le Manifeste réside dans le fait de fusionner ces deux états « en apparence contradictoires […] pour atteindre une sorte de réalité absolue, la surréalité, si on peut ainsi dire ». Les premiers indices de cette « surréalité » ont déjà surgi, pour André Breton, dans la littérature fantastique. Cette quête de « surréalité » est fondamentale pour l’écrivain Maurice Nadeau, qui, dans son Histoire de surréalisme (Le Seuil, 1954), la qualifie de « toison à la conquête de laquelle sont partis les surréalistes, qui trouveront ainsi, sur la route qui y mène, le merveilleux ».

Nouvelle fonction de la poésie. La poésie, d’une manière générale, est fondée sur les images, mais, pour les surréalistes, celles-ci seront « surgies des zones obscures, sous la dictée involontaire de l’inconscient », et ainsi elles constitueront « l’étincelle qui annonce une réconciliation surréelle de l’homme ». À cet égard, le prophète du surréalisme est incarné par Gérard de Nerval avec son « supernaturaliste », plus que par Apollinaire, créateur du mot « surréalisme ».

Le poète a donc une nouvelle fonction, celle d’enregistreur, dont Breton explique la pratique dans le paragraphe du Manifeste intitulé « Secrets de l’art magique surréaliste ». Dès lors, comme l’affirme Maurice Nadeau, « la poésie n’est plus une distraction d’éphèbes en mal de croissance, mais une pratique qui révèle la personnalité dans son intégrité et son authenticité, et permet d’agir sur d’autres au moyen de communications restées mystérieuses ». On comprend dès lors que Paul Éluard ait pu affirmer que le poète devient « celui qui inspire », plutôt que celui qui est inspiré.

Prolongements du Manifeste

Ce texte de 1924 a eu tant d’écho qu’il a été réédité en 1929, année où paraît aussi un Second Manifeste, dans lequel André Breton précise aussi sa position politique (absente en 1924), tout en restant indépendant. En effet, les surréalistes affichaient leurs opinions politiques (presque toujours à gauche), mais sans adhérer à un parti afin de préserver leur liberté d’artistes ; ils restaient « compagnons », notamment du communisme. Enfin, pendant la Seconde Guerre mondiale, Breton, alors aux États-Unis, publie en 1942 à New-York les Prolégomènes à un Troisième manifeste du Surréalisme ou non, de peu d’écho. Pour revenir au premier, dès sa parution en 1924, il a immédiatement suscité une floraison de productions surréalistes, comme pour illustrer les propos d’André Breton.

Fin 1924 est fondée la revue Révolution surréaliste, qui se substitue à Littérature. La même année est également créé le « Bureau de recherches surréalistes » (15, rue de Grenelle), qui regroupe tous les aspirants à cette vie nouvelle libérée des contraintes. Surtout, sur le plan littéraire, cette année 1924 est marquée par la publication de plusieurs œuvres majeures du mouvement dont : Le Libertinage, d’Aragon ; L’Ombilic des limbes, d’Artaud ; Les Pas perdus et Poisson soluble, de Breton ; Mourir de ne pas mourir, d’Éluard. Ajoutons-y les nombreux peintres tels Marcel Duchamp, Max Ernst, André Masson ou Juan Miró, qui remettent en question la notion traditionnelle d’esthétique, sans oublier bien des femmes que l’exposition du centre Pompidou sort de l’ombre, comme Leonora Carrington, artiste peintre, sculptrice et romancière mexicaine d’origine britannique, qui est considérée comme l’une des pionnières du mouvement ; et la photographe et peintre amante de Picasso, Dora Maar.

On constate ainsi l’importance de ce premier Manifeste du surréalisme, véritable locomotive qui a lancé le mouvement artistique le plus novateur du XXe siècle, et le rôle capital de son auteur, célébré par Régis Debray qui estime qu’il devait être armé de « baguettes de sourcier »pour« repérer les sources souterraines d’un mouvement »dont la portée n’a fait qu’augmenter.

Entre autres manifestations du centenaire, l’exposition du centre Georges-Pompidou montre l’actualité d’un mouvement, qui célèbre l’altérité et l’amour et dénonce le consumérisme et les totalitarismes (voir l’article de Philippe Leclercq sur l’exposition), rappelant ainsi que l’art est toujours un sismographe (parfois inconscient) des troubles contemporains.

A. B.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Alain Beretta
Alain Beretta