
Bergers, de Sophie Deraspe : symphonie pastorale
Loin de la vision romantique du néo-rural gardien de brebis en Provence, la cinéaste canadienne dépeint un mode de vie qui manque de tout et qui s’apprend, avec patience et passion.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Burn out, lassitude ou désir de reconnexion avec le vivant ? Mathyas (Félix-Antoine Duval), la trentaine, quitte brusquement son emploi d’agent publicitaire à Montréal pour se réinventer… gardien de brebis en Provence. Après quelques démarches, le jeune homme est embauché comme apprenti dans l’exploitation de Gérard Tellier (Bruno Raffaelli, de la Comédie-Française) où l’attendent ses premières désillusions…
Retour à la terre
Que ce soit dans le pastoralisme ou tout autre secteur d’élevage ou d’agriculture, nombreux sont ceux qui, comme Mathyas, prennent aujourd’hui la clef des champs et tentent l’aventure du retour à la terre. S’il n’est ni nouveau ni massif, le phénomène est profond, et ne saurait surtout être réduit à quelque caprice d’urbains (sur)diplômés en quête d’air pur et de vastes horizons. Porté par le souci d’une écologie responsable, le mouvement traduit bien souvent un malaise existentiel né des ruptures successives de l’être avec son environnement naturel. Il reflète le besoin de nouveaux repères et le désir d’un retour à l’essentiel, ancré dans une certaine idée de la frugalité au contact des animaux et de la nature. Cette démarche répond également à des motivations aussi bien spirituelles que physiques, sensorielles ou philosophiques, loin des seules logiques comptables du libéralisme économique. Dans le cas de Mathyas, il s’agit encore de retrouver le contact avec des gestes et un savoir-faire en perdition, faute de candidats rebutés par les nombreuses difficultés de la profession. À commencer par sa grande pénibilité et ses multiples astreintes. Aussi, le jeune Québécois est-il d’emblée prévenu par tous les bergers auxquels ils s’adressent : sans passion, point de salut. Ça tombe bien, celui-ci n’en manque pas…
Difficile transhumance
Les images liminaires du film – les toits d’Arles, les joueurs de pétanque, l’accompagnement musical, le bon sourire du protagoniste projeté dans l’inconnu où tout lui semble digne d’émerveillement – laissent craindre le pire du cinéma pittoresque. Or, passé le début surjouant la vision romantique du héros par lequel passe le récit, le sixième long-métrage de Sophie Deraspe dépose progressivement sa fiction sur les rails du documentaire. Le dépaysement initial de Mathyas cède la place à l’apprentissage du travail en bergerie. Attentive, la caméra observe sans lourdeur pédagogique l’acquisition des gestes techniques, les soins apportés aux animaux, le rapport physique avec le troupeau, etc. Mais, très vite, la réalité du terrain vient se heurter aux attentes du jeune homme et au tableau idéalisé qu’il s’est fait du métier et de la relation à l’animal. Il découvre un monde complexe, non seulement éreintant mais dénué de tout : de temps, d’argent, de confort, de main-d’œuvre, mais aussi d’envie et d’optimisme. Fatigués et amers, certains cèdent à leurs pulsions et à la maltraitance animale…
Toutefois, loin de renoncer à son projet de reconversion professionnelle, porté par l’envie de transmettre son vécu à travers l’écriture autobiographique (qui a inspiré le film), Mathyas accepte de se lancer dans l’aventure du pastoralisme aux côtés d’Élise (Solène Rigot), une jeune fonctionnaire ayant, comme lui, tout quitté pour le suivre. Ensemble, ils se voient confier un troupeau de quelque huit cents brebis et partent pour plusieurs mois de transhumance dans la montagne. En suivant ses personnages sur les pentes alpines, le cinéma de Sophie Deraspe prend alors de l’altitude et souligne la réconciliation des êtres avec la nature, leur sentiment de liberté, de bien-être, d’épanouissement intime et personnel. Or, si la caméra de la réalisatrice québécoise s’attarde parfois sur l’évidente beauté des paysages, c’est aussi pour rappeler les dangers qu’elle dissimule. Tandis qu’ils ont la tête dans les nuages (au propre comme au figuré), les deux néo-bergers sont brutalement rattrapés par la réalité de la cohabitation des troupeaux de brebis avec le loup. Sans prétendre apporter de réponse définitive à cette vaste et épineuse question, Bergers a le précieux mérite de relancer la réflexion sur les difficultés d’équilibre de ce fragile écosystème.
P. L.
Bergers, film franco-québécois (1h53) de Sophie Deraspe avec Félix-Antoine Duval, Solène Rigot, Guilaine Londez, Michel Benizri, David Ayala, Véronique Ruggia Saura, Younès Boucif, Bruno Raffaelli. En salles le 9 avril 2025.
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