« Belle du Seigneur », de Glenio Bonder, d’après Albert Cohen
Il y a des œuvres littéraires réputées inadaptables au cinéma.
Comme La Recherche du temps perdu de Proust, Belle du Seigneur d’Albert Cohen l’est éminemment puisque c’est un roman fleuve en sept parties et 106 chapitres, dont l’action principale est l’amour fou d’un diplomate, Solal, pour une femme mariée, Ariane d’Auble, aristocrate protestante, épouse d’un petit bourgeois obscur, Adrien Deume.
Une véritable épopée amoureuse où la naissance de l’amour, la conquête, l’enlèvement, la lassitude et la mort évoquent la Bible, l’Iliade, les chansons de geste ou Anna Karénine. Mais si le nom d’Ariane l’Aryenne est emprunté à la mythologie grecque et à la légende de Thésée, celui de Solal inaugure une légende propre à Albert Cohen, celle de la famille des Solal, dont les aventures burlesques ont été retirées du livre à la demande de Gaston Gallimard lors de la publication en 1968, puis publiées séparément sous le titre Les Valeureux en 1969.
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« Ma méprisable beauté
dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans… »
Deux univers se rencontrent. Solal des Solal, naturalisé français, est né dans une famille juive de l’île de Céphalonie, au large des côtes grecques. Fils de rabbin, il a connu une ascension sociale vertigineuse « par intelligence, député, ministre, et cætera ». Devenu riche grâce à de judicieux placements, il est dans les années 1935-1936, en pleine montée du nazisme, sous-secrétaire général de la Société des Nations, à Genève.
Beau, cynique et manipulateur, il séduit facilement les femmes qui l’entourent, mais rêve d’un amour capable de s’élever au-dessus de la sexualité animale et de l’« universelle adoration de la force ». Il voudrait être aimé pour autre chose que son physique : « Honte de devoir leur amour à ma beauté, mon écœurante beauté qui fait battre les paupières de chères, ma méprisable beauté dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez… » Après avoir essayé d’embrasser Ariane déguisé en vieillard, il envoie Adrien, son mari, en mission à l’étranger pour douze semaines avec de vagues instructions, comme le roi David éloigne Uri le Hittite pour séduire Bethsabée.
Terriblement déçue de voir revenir Adrien au moment où elle attend son amant, Ariane se laisse enlever par Solal au désespoir du mari délaissé, qui évoque Ménélas trahi par Hélène de Troie. Elle vit avec son amant un bonheur parfait en Italie. Jusqu’à l’ennui claustrophobique qui les gagne – à force de tête-à-tête obsessionnels et de cérémoniaux compliqués – et jusqu’au récit qu’elle fait à Solal de son aventure avec le chef d’orchestre allemand Dietsch avant sa rencontre avec Solal, récit fatal qui la rend doublement traîtresse, politiquement et amoureusement, véritable Salomé aux yeux de son amant.
La passion et le talent, deux conditions nécessaires
pour réussir une adaptation
Deux conditions sont nécessaires pour réussir une adaptation, la passion et le talent. Moshe Mizrahi a porté Mangeclous à l’écran en 1998, mais si son implication était évidente, le film manquait de souffle malgré une distribution de qualité française. Le réalisateur Glenio Bonder, lui, a commencé à se passionner pour le roman au milieu des années 1980, alors qu’il était diplomate pour le gouvernement brésilien. Il a réalisé des courts métrages, des documentaires et des publicités pour de grandes marques, mais le but de sa vie devient d’adapter le roman de Cohen au cinéma.
À partir d’un premier scénario de 120 pages, il rencontre toutes sortes de problèmes liés aux droits et aux exigences de la production franco-luxembourgo-britannico-allemande et des obstacles incessants, y compris un cancer qui ne l’empêche pourtant pas de poursuivre ses efforts. Pour abréger son scénario, il demande son aide à Vincenzo Cerami, le scénariste qui a notamment écrit en compagnie de Roberto Benigni La vie est belle. Les efforts se poursuivent jusqu’au 10 novembre 2011, où Bonder meurt à l’âge de cinquante-cinq ans, sans avoir vu la version finale du film qui lui a demandé près de vingt-cinq années d’efforts.
Le talent, Glenio Bonder l’a montré dans son émission sur Albert Cohen, réalisée avec William Karel pour la série de portraits de France 3 intitulée Un siècle d’écrivains, belle biographie du romancier, né en 1885 à Corfou, mort en 1981. Ni témoins, ni commentaire off, ni documents, mais trois voix: celle d’Albert Cohen, dont on entend plusieurs entretiens télévisés; celles de Claude Rich et de Catherine Deneuve, qui lisent en voix off des textes de l’écrivain, et leur donnent vie.
Comment transcrire à l’écran
une trame romanesque aussi profuse ?
Il était impossible de transcrire à l’écran une trame romanesque aussi profuse, où l’essentiel est le flux ininterrompu des commentaires mentaux des personnages, qui occupe presque tout l’espace narratif : soliloques d’Ariane, de Mariette, d’Adrien, impatient de revoir sa femme, monologue intérieur de Solal… L’abus de la voix off aurait été pesant. De ce contrepoint de voix intérieures, ne subsistent que deux monologues de Solal. Les dialogues et la mise en scène remplacent tous les autres. L’image magnifique traduit les descriptions sans les illustrer. L’action se concentre entre Genève et l’Italie. Ainsi une belle scène sur les rochers de Camogli, en Ligurie, montre « Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts ».
La relation amoureuse à huis clos est vécue comme une fusion à la fois très sensuelle et presque maternelle. Car l’amour inconditionnel et indépendant de l’apparence physique réclamé par Solal, dépité d’avoir conquis Ariane par ses « babouineries » de mâle dominant, est celui décrit par Albert Cohen dans Le Livre de ma mère qui commence ainsi : « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. » Un tel amour est-il possible entre un jeune homme et une jeune femme ? Le film montre bien la solitude de l’éternel orphelin, l’incurable désespoir d’être adulte dans un monde devenu fou et le fantasme de recréer l’intimité primordiale de l’enfant avec sa mère. Mais cet amour exclusif finit par étouffer le couple en le réduisant à de vaines disputes.
Le discours amoureux lui-même se dégrade comme un rituel vide de sens, malgré la passion d’Ariane. Quand il l’accuse, toujours insatisfait, de ne l’aimer que pour son physique, sa force, elle répond tendrement: « Parce que je t’ai donné ma foi, parce que tu es toi, parce que tu es capable de poser des questions aussi folles, parce que tu es mon inquiet, mon souffrant. » Les superbes décors des appartements des années trente font ressortir cette atmosphère parfaite, cet air raréfié qui esthétise la relation à l’extrême et l’épuise peu à peu. Tandis que la sombre musique de Gabriel Yared, qui intègre la prière juive du Kol Nidré, accentue cette sensation d’étouffement mortifère. Exigeant un amour absolu, Solal ne consent à le reconnaître chez sa maîtresse qu’au prix de sa vie.
La nostalgie de l’enfance religieuse et pure
Divers aspects du héros sont mis en valeur : le dom Juan qui expose la théorie de son rôle dans une belle séquence très mobile de dialogue à double entente avec le mari, avant de le jouer auprès d’Ariane ; l’amant sublime, dévoué comme un chevalier du Moyen Âge ; le jaloux obsessionnel qui s’apparente à un Othello destructeur et auto-destructeur ; l’« amant prodigue » qui revient passer quelques jours auprès de son ancienne maîtresse. Mais ce qui est le mieux rendu, c’est la nostalgie de l’enfance religieuse et pure évoquée par de brefs flash-back sur les prières de Yom Kippour à la synagogue et la profonde douleur sous-jacente qui explique et justifie ces comportements extrêmes. Souffrance d’être partagé entre deux mondes, celui auquel il a voulu s’agréger et celui qu’il a délaissé ; douleur de constater le sort de son peuple opprimé, abandonné par le monde entier ; rage de voir la faiblesse et la lâcheté de la Société des Nations devant la montée de Mussolini et les exigences d’Hitler ; honte d’être un fonctionnaire sans réel pouvoir au sein d’une assemblée de fantoches.
Cette rancœur, qui lui fait prononcer publiquement de graves accusations (au nom du « grand Christ trahi », il menace les nations refusant d’accueillir les Juifs allemands persécutés du jugement de l’Histoire), lui coûte sa nationalité, sa place et le condamne à une inaction encore plus stérile d’apatride et de juif errant. L’échec – ou l’apothéose suicidaire – de l’histoire d’amour en est la conséquence directe.
Une œuvre en soi
Belle du Seigneur marque les retrouvailles entre Jonathan Rhys Meyers, excellent dans ce rôle tout en excès, et Eduardo Serra, directeur de la photographie, après The Disappearance of Finbar (1995) réalisé par Sue Clayton. Ariane, interprétée par la superbe Natalia Vodianova, s’identifie tantôt à Suzanne au bain, tantôt à Diane chasseresse, tantôt à Marie-Madeleine, qui pourrait laver les pieds de son amant avec ses cheveux en signe d’adoration pure.
L’amour qu’elle porte à Solal la transforme en « belle du seigneur », solaire et sensuelle comme la fiancée du Cantique des cantiques, en enfant joyeuse, malgré ses efforts pour passer pour une aristocrate, en midinette passant ses journées à attendre la venue de son amant, puis en divine icône soucieuse de la perfection de chaque détail pour ne jamais le décevoir. La grande Marianne Faithfull a accepté le rôle modeste mais essentiel de Mariette, la femme de chambre qui sert de confidente à Ariane et lui fait de muettes observations, ici adressées aux plombiers.
On ne peut reprocher au film les coupes faites dans ce texte fleuve qui aurait été impossible à porter à l’écran autrement. Glenio Bonder s’est bien battu avec les producteurs pour ne pas déshonorer la qualité de son travail. La caution que lui a apportée Bella Cohen, troisième épouse du romancier, montre assez l’estime qu’elle a eue pour le résultat. Plus qu’une histoire d’amour mythique, le film, d’une beauté tragique, est la chronique d’un amour « hanté par des fantômes électriques », condamné par la fatalité historique d’un siècle barbare. Il ne peut toucher que si l’on consent à y voir une œuvre en soi, une œuvre pleine de respect et de passion pour un immense romancier, réalisée par un homme capable d’y laisser sa vie.
Anne-Marie Baron