Aux alentours de la « montagne » : « Les Misérables », de Victor Hugo
« Histoire d’un saint / Histoire d’un homme / Histoire d’une femme / Histoire d’une poupée. »
Voilà ce que sont Les Misérables en 1845, dans un premier plan élaboré à la Chambre des pairs, où Hugo siège. Quand on relit l’œuvre, dans son intégralité, on ne trouve rien à redire.
De cette nouvelle édition établie dans la « Bibliothèque de la Pléiade » par Henri Scepi, avec la collaboration de Dominique Moncond’huy pour le dossier consacré aux images, on a beaucoup lu, et beaucoup de choses précises et justes. L’édition de 1951 datait ; de nombreux universitaires, dont on trouvera les références bibliographiques en fin de volume, avaient enrichi notre connaissance de l’œuvre, de son contexte, proposé des éditions Ici et là.
Cette « Pléiade » est une sorte de somme ou de bilan. Mais avec Hugo, rien n’est jamais achevé, ni tout à fait dit. Comme l’écrit des Misérables Bernard Leulliot, « Ce livre est une montagne ; on ne peut le mesurer, ni même le bien voir qu’à distance. C’est-à-dire complet. » Alors prenons quelques chemins de traverse qui mènent au sommet, sans trop nous hâter.
Une caricature plutôt aimable (toutes ne le sont pas pour l’auteur qui nous intéresse) le montre les pieds posés sur deux volumes des Misérables. Et Cham, le dessinateur de commenter : « L’île de Guernesey n’ayant rien à envier à l’île de Rhodes ; elle aussi a son colosse. »
Ce colosse, on le retrouve dans la chronologie de l’œuvre, qui court donc entre 1845 et 1885. Il est occupé à mille choses, publie, dessine, pense et agit, ou tente d’agir contre « Napoléon le Petit ». On passe le reste, c’est-à-dire l’essentiel : il vit. On cherche vainement des êtres de sa stature, de sa puissance. Dans un dessin émouvant de B. Moloch paru le 31 mai 1885, on voit Hugo sur son lit de mort : ses personnages l’entourent. Cosette est là, et Marius, Gavroche, tous les autres. Certains posent des fleurs sur le coussin ou le drap. D’autres pleurent, comme ce jour-là ont pleuré des millions de Français.
La caricature ou la parodie est la rançon du succès ou son signe le plus flagrant. On ne saurait railler ou moquer que des œuvres qui tiennent, qui créent des types ou des mythes. Cham avait ainsi dessiné Hugo, jouant avec ses personnages. C’est le cas dans la IIe partie, avec Fantine sur son lit d’agonie :
« M. Victor Hugo tue Fantine, dont il n’a plus besoin, pour l’intérêt des huit volumes qui vont suivre. »
Ou bien, après l’adaptation théâtrale donnée à Bruxelles en 1863 :
« Depuis l’immense succès de Cosette dans Les Misérables, toutes les petites filles veulent se promener avec des seaux d’eau. »
Sans doute, les créateurs numériques les plus inventifs imagineraient-ils des « mèmes », et reprendraient les portraits dessinés par Hugo ou les dessins conçus par Flameng ou d’autres pour illustrer le roman. On s’arrêtera à ceux de l’écrivain. La couverture de la « Pléiade » montre Gavroche, conçu d’un seul jet, semble-t-il, projeté sur le papier comme dans la vie.
Le buste dénudé de Fantine, pour le frontispice du texte, sous-titré « Miseria » résume le personnage, sa souffrance. Un dessin à la plume figurant Thénardier, page 1 499, en donne une image étonnante, pour qui a dans les yeux ses représentations à l’écran, sur lesquelles on reviendra.
On aurait pensé que Gustave Doré serait l’illustrateur de ce roman tout en contrastes, en antithèses. Mais non. Ce contemporain de Hugo ne s’est pas emparé d’une œuvre qui semblait faite pour lui. En revanche, les photographes ont senti tout le parti qu’ils pouvaient tirer du livre, le grand roman populaire dont l’immense diffusion allait de pair avec ce que la photo annonçait : l’entrée dans la modernité technique. Balzac avait rêvé de ces développements, Hugo les a vécus.
Si l’image fixe permet une lecture différente des Misérables, l’image mobile, et le cinéma en particulier offre des lectures dont le dossier établi par Dominique Moncond’huy, en toute subjectivité, donne une idée. L’auteur prend parti et l’auteur de ces lignes lui en voudra (un peu) de trouver « académique » l’adaptation de Le Chanois avec un « Gabin qui se contente d’une mine continûment renfrogné ». Non que l’analyse soit inexacte (Le Chanois est une incarnation de ce cinéma français balayé par un Truffaut en colère), mais on est souvent entré dans Les Misérables par la « Bibliothèque verte », et le trio Gabin-Blier-Bourvil.
Dominique Moncond’huy est plus intéressé par la version de Raymond Bernard avec Harry Baur, terrifiant et émouvant (selon qu’il est le forçat à peine libéré ou monsieur Madeleine) et Charles Dullin, en Thénardier. Les grands acteurs français doivent incarner Valjean : outre Baur et Gabin, on citera Belmondo chez Lelouch, Ventura chez Hossein, Georges Géret puis Depardieu pour la télévision. Les choix des adaptateurs sont divers et tous ne savent pas gravir la montagne, ou en rendre la majesté.
Plus étonnantes voire bizarres sont les adaptations à l’étranger. En 1937, l’Union soviétique propose un « Gavrosh » incarnant le prolétariat triomphant. Au Mexique, en 1943, la dernière image du film montre un Christ, incarnation du saint qu’est devenu Valjean. Riccardo Freda transforme l’intrigue pour que des scènes d’action y abondent, dans l’Italie de 1948. Les cavalcades ne manquent pas, mais on se demande, en dehors de l’épisode de Waterloo, où le cinéaste les a trouvées. Et encore, la garde qui meurt sur le champ de bataille est-elle assez statique.
Voici donc quelques sentiers qu’on pourra emprunter dans cette édition (ou dans une salle de classe). À moins qu’on ne veuille s’interroger, à la suite de Juliette Drouet, sur des personnages. L’amante et copiste de Hugo est (comme l’auteur de ces lignes) enragée par Thénardier. Sans doute le pire personnage de fiction qu’on puisse croiser. Voici ce qu’elle en écrit en 1847 :
« D’abord si tu ne rends pas les Thénardier les plus malheureux et les plus immondes des gredins tu ne seras pas juste. Je veux pour ma part que tu leur fasses tout le mal possible ou je ne serai pas contente. »
Le romancier ne la satisfera pas vraiment : Thénardier reçoit une bourse de Marius et quitte l’Europe pour devenir marchand d’esclaves aux États-Unis. Il n’en a pas fini de faire du mal.
Un autre personnage mériterait un sort peu enviable : Tholomyès, le gandin qui a fui Fantine après l’avoir mise enceinte. Des pages inédites données en annexe de cette édition donnent de ses nouvelles. Il s’est marié, en province, après avoir tenté de le faire à Paris.
Hugo n’a pas l’ironie d’un Flaubert, voire d’un Balzac. Mais, on le sait quand on lit Les Châtiments, sa plume est acérée, sa phrase coupe, tranche. On conclura donc avec ses mots :
« Fantine était tombée derrière lui dans une chausse-trape, il avait rompu avec les “folies”, sa vie passée était pour lui une inconnue, il ne mettait plus les pieds dans un café, il parlait morale, on le rencontrait à la messe, il était chauve, il fit bon effet. »
Norbert Czarny
• Victor Hugo, « Les Misérables », nouvelle édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2018, 1824 p.
• Cinq romans de Victor Hugo sont disponibles dans la collection « Classiques » de l’école des loisirs destinée aux collégiens : « Les Misérables », « L’homme qui rit », « Notre-Dame de Paris », « Quatrevingt-treize », « Les Travailleurs de la mer ».
Chacun de ces titres a fait l’objet de séquences pédagogiques expérimentées en classe et disponible sur ecoledeslettres.fr. Voir notamment la séquence consacrée aux « Misérables ».