Audace & Préjugés :
relecture de chefs-d’œuvre féministes
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)
Partant du constat de Julie de Chastillon selon lequel les femmes sont plus maltraitées par la civilisation que par la nature, Alexis Karklins-Marchay relit trois chefs-d’œuvre : Orgueil et Préjugés, Jane Eyre et Une chambre à soi pour en extraire le courage, le génie et l’avant-gardisme de ses autrices.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)
La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, d’Olympe de Gouges, est au programme de première pour la dernière année ; si le parcours associé « Écrire et combattre pour l’égalité » invite à puiser dans les combats menés par les humanistes et les philosophes des Lumières (contre la discrimination raciale, l’esclavage, la stigmatisation des pauvres…), il donne aussi l’occasion d’interroger les origines du féminisme et d’explorer ses manifestations littéraires, avant même l’éclosion d’un quelconque mouvement engagé pour l’égalité des femmes.
L’ouvrage d’Alexis Karklins-Marchay, Audace & préjugés[1], offre, à son tour, un parcours sélectif mais judicieux dans la littérature anglaise, et invite à reconsidérer trois chefs-d’œuvre emblématiques sous l’angle de la revendication féministe. Il s’agit d’Orgueil et Préjugés de Jane Austen, du Jane Eyre de Charlotte Brontë et d’Une chambre à soi de Virginia Woolf. Trois œuvres phares, trois étapes incontournables d’une prise de conscience nécessaire qui devait légitimer les combats féministes de la fin du XIXe, puis des XXe et XXIe siècles.
Partant du constat de Julie de Chastillon dans Une femme de trente ans[2] : « Nous sommes, nous, femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne le serions par la nature », Alexis Karklins-Marchay montre que le courage, le génie et l’avant-gardisme des autrices de son corpus ont contribué à faire évoluer les mentalités sur la condition féminine.
Jane Austen, le droit de s’unir par amour
De Jane Austen, il retient le message puissant que relaie avec finesse l’intrigue d’Orgueil et préjugés : « Oui, une femme a le droit d’épouser qui elle aime. De s’unir par amour. » Comme nombre de commentateurs avant lui, Alexis Karklins-Marchay s’étonne du décalage qui semble exister entre l’œuvre subtile et la vie sans relief d’une autrice qui choisit de rester dans l’ombre d’une famille bourgeoise aisée. Jane Austen devait mourir à quarante-trois ans, ayant décliné toutes les offres de mariage qui lui avaient été faites. Ayant publié ses livres anonymement, elle a rencontré un succès d’estime tardif avec Raison et sentiments (1811), Orgueil et préjugés (1813) Mansfield Park (1814) et Emma (1816). Persuasion et Sanditon (inachevé) seront publiés de façon posthume.
Cette jeune femme, au tempérament effacé, réussira néanmoins la prouesse de produire une œuvre romanesque d’une acuité exceptionnelle, qui dissèque les mécanismes cyniques d’une société patriarcale impitoyable. Orgueil et Préjugés[3] met en évidence les conséquences psychologiques de cette oppression sur la femme, qui la réduit à l’ennui ou aux conversations insipides. Mrs. Bennet, la mère de l’héroïne Elizabeth, n’a qu’une obsession : marier ses filles. Or, elle en a cinq et se trouve à la tête d’un domaine frappé par la loi de l’entail, cette loi qui a pour fonction de conserver l’intégralité d’un patrimoine en n’autorisant sa transmission qu’aux héritiers masculins. Ainsi, aucune des cinq filles Bennet ne peut hériter du domaine où elle a grandi, et c’est l’atroce cousin Collins, « incarnation horripilante de la domination masculine », qui doit en hériter.
Elizabeth, cultivée et décidée, offre, dans cette société frivole et obsédée par la transmission, un exemple d’intégrité et de résistance… Refusant de se plier à un mariage de convention, résistant aux pressions sociales et à l’arrogance d’une aristocratie dédaigneuse incarnée par Lady de Bourgh, elle offre l’exemple d’une femme libre et intègre, qui incarne, par son courage et son refus des conventions, le droit des femmes à disposer de leur destin et qui parvient à s’accomplir en restant fidèle à ses principes.
Charlotte Brontë, le droit à l’autonomie
Jane Eyre, de Charlotte Brontë, offre un second exemple marquant de résistance aux conventions sociales. Tout comme Jane Austen, dont elle n’appréciait pourtant guère les romans, Charlotte Brontë a dû se heurter aux barrières que les coutumes de son temps imposaient aux femmes. Fille d’un modeste pasteur, devenue l’aînée d’une fratrie de quatre enfants, elle se fait gouvernante, métier qu’elle abhorre, puis cherche à fonder sa propre école sans succès, et repousse les demandes en mariage dictées par l’intérêt. C’est elle qui insuffle à ses sœurs la volonté de créer une œuvre : après les Poems, publiés conjointement avec Ann et Charlotte (ses sœurs), sous les pseudonymes d’Acton, Ellis et Currer Bell, en 1846, elle se lance dans l’écriture romanesque. Les romans d’Anne et d’Emily sont acceptés, le sien (Le Professeur) est refusé. Loin de se laisser abattre par l’échec, elle écrit Jane Eyre qui sera un immense succès d’édition.
Jane Eyre[4] est l’un des premiers grands romans de formation au féminin. « Plus encore que son histoire d’amour, écrit Karklins-Marchay, ou sa critique sociale implicite, Jane Eyre est considéré comme un roman majeur de l’histoire de la littérature britannique parce qu’il pose un jalon décisif dans l’histoire de l’émancipation des femmes. » Jane est une héroïne qui sait dire « non !», une héroïne résiliente qui ne transige jamais avec ses principes et parvient à se reconstruire après chacune des épreuves que lui inflige la vie. Ainsi s’oppose-t-elle à sa tante qui la traite de façon indigne, aux mauvais traitements qui sont monnaie courante au pensionnat de Lowood, au désir de son employeur, Rochester, de faire d’elle sa maîtresse, à la demande en mariage de Saint-John, le pasteur désincarné. Chacune des révoltes de Jane constitue un point de bascule dans l’intrigue. Jane Eyre fait entendre une voix singulière qui constate que « les femmes ont des sentiments tout comme les hommes ; elles éprouvent le besoin d’exercer leurs facultés, le besoin de disposer d’un champ d’action où appliquer leurs efforts tout autant que leurs frères ; elles souffrent des contraintes trop rigides, d’une stagnation trop absolue[5] ».
Non contente de faire entendre sa voix, Jane prend son destin en main et revendique son indépendance. Il est dommage qu’Alexis Karklins-Marchay ne se soit pas penché sur l’autre grande voix féministe de la sororie, Anne, dont le roman, La Dame du manoir de Wildfell Hall[6], va encore plus loin dans la revendication féministe, dénonçant les abus dont pouvaient être victimes les femmes de l’époque et justifiant le choix scandaleux de l’héroïne de se séparer de son mari. L’essayiste a voulu s’en tenir aux sommets de la littérature anglaise, et Anne Brontë devra sans doute attendre quelques années avant d’être reconnue à sa juste valeur.
Virginia Woolf, l’expression du génie féminin
La dernière partie de l’essai est consacrée à Virginia Woolf, et l’on aurait pu s’attendre à ce qu’Alexis Karklins-Marchay retienne des œuvres comme Mrs. Dalloway ou Orlando pour rester dans la veine romanesque. Mais il fait le choix de s’arrêter sur un essai marquant, le fameux Une chambre à soi[7], qui a le mérite de renouveler le genre tout en constituant une étape marquante dans la réflexion féministe.
Comme il l’a fait pour Jane Austen et Charlotte Brontë, il retrace les grandes lignes de la biographie de Virginia Woolf, de son enfance qu’il présente comme « heureuse » au sein d’un milieu cultivé, partagée entre la maison de Kensington et les villégiatures à Saint-Ive en Cornouailles, à la bohème littéraire de Bloomsbury, en passant par les premières prises de conscience féministes.
Mais Virginia Woolf a souffert des attouchements sexuels subis en toute impunité par ses demi-frères, ainsi que de la disparition précoce de sa mère qui n’avait jamais vraiment su s’affirmer dans la prison que constituait pour elle un mariage bourgeois.
Sans doute Alexis Karklins-Marchay minimise-t-il un peu trop le traumatisme des agressions sexuelles dont la jeune femme fut la victime car elles expliquent très probablement les premiers internements en hôpital psychiatrique et le combat incessant que dut mener l’artiste contre la folie. Le rôle salvateur de Leonard Woolf, la stimulation intellectuelle née du groupe de Bloomsbury, sont en revanche parfaitement mis en avant.
Une chambre à soi paraît en 1929. L’essai a été conçu en même temps qu’Orlando, cet étrange roman qui célèbre de façon détournée Vita Sackville West, romancière à succès et amante de Virginia Woolf depuis 1925. Les deux ouvrages manifestent un féminisme revendiqué, nourri des réflexions que les deux femmes ont échangées durant les quatre années de leur liaison.
Ce qui fait l’originalité d’Une chambre à soi, c’est la forme : « L’autrice fait preuve d’une très grande créativité formelle et narrative, présentant ses réflexions sous la forme d’un itinéraire imaginaire qui la conduit en plusieurs lieux successifs : d’abord sur le campus d’une université, baptisée avec ironie Oxbridge, puis dans une université réservée aux femmes, avant de se rendre à la bibliothèque du British Museum pour terminer dans les rues de Bloomsbury. »
Le constat initial est assez simple et inspire le titre : pour écrire, il faut de l’argent et une chambre où se retirer. Deux conditions qui ont été refusées jusqu’alors aux femmes. Poursuivant sa réflexion, Virginia Woolf montrera que l’institution universitaire se montre extrêmement discriminante, que les femmes ont été systématiquement invisibilisées et que l’image que la littérature masculine donne de la femme a surtout pour fonction de faire d’elle un faire-valoir de l’homme. Elle crée ensuite une des « uchronies les plus célèbres de l’histoire anglaise » : et si Shakespeare avait eu une sœur prénommée Judith et disposant des mêmes talents que son frère, que serait-il advenu d’elle ? En imaginant le destin de Judith, Virginia Woolf fait alors la démonstration que n’importe quelle femme, malgré son talent et une volonté hors du commun, était à son époque condamnée à l’échec.
Si le XIXe siècle a permis l’émergence de quelques talents féminins, il a malgré tout cantonné les femmes à l’écriture romanesque. Or, le pouvoir créateur des femmes peut s’étendre à tous les domaines, et Virginia Woolf s’interroge : « Existe-t-il deux sexes dans l’ordre spirituel ? » La réponse à cette question sera : « Oui, c’est bien le cas ». En chacun de nous résident deux forces : l’une masculine et l’autre féminine. L’homme doit assumer sa part de féminité et la femme sa part de masculinité. S’adressant aux femmes, elle les invite à s’accepter comme telles, à se battre pour vivre dignement à créer : « La sœur de Shakespeare, affirme-t-elle, vit potentiellement en chacune de nous. Une femme qui n’a peut-être pas eu le temps d’exprimer sa capacité de création littéraire, car elle était en train de laver la vaisselle ou de coucher les enfants. »
Tant par la forme que sur le fond, Une chambre à soi est un essai majeur dont le succès notable en 1929 suggère qu’il correspondait à une attente. Virginia Woolf y démontre que la marginalisation des femmes dans le champ culturel n’est pas une fatalité et qu’elles ont toujours été les victimes des préjugés, ainsi que d’un processus constant d’invisibilisation. Par sa pensée et son œuvre, elle prouvait l’existence du génie féminin et ouvrait la voie au féminisme moderne.
Alexis Karklins-Marchay conclut en montrant que la littérature témoigne des difficultés qu’ont rencontrées les femmes à tout simplement s’exprimer : « Lire Orgueil et préjugés,Jane Eyre et Une chambre à soi permet de mesurer à quel point les obstacles mentaux et matériels à l’émancipation des femmes furent immenses. » Il élargit ensuite sa réflexion aux inégalités qui demeurent.
La section intitulée « Il reste tant à faire… » pourrait constituer un excellent sujet de contraction de texte en première technologique. « Alors méfions-nous. Car derrière certaines prétentions en apparence bien intentionnées, comme la volonté de protéger la famille ou le devoir de respecter les traditions, il y a un risque pour que les droits des femmes soient à nouveau réduits et que leur liberté de disposer de leur corps soit remis en cause. ». Les dernières phrases de cette section fourniront un sujet d’essai intéressant qui permettra de faire réfléchir à la dimension politique du sujet et à la similarité des extrémismes : qu’ils soient religieux ou politiques, ils ont tous un point commun, machisme et contrôle de la sexualité féminine.
Audace et préjugés est aussi un essai dont on peut recommander la lecture aux élèves de première, à lui seul il constitue un parcours de lecture et invite de façon astucieuse les hommes à prendre leur part à un combat qui vise non seulement à améliorer le sort des femmes mais à élever toute l’humanité, car le féminisme est un humanisme.
S. L.
Notes
- [1] Alexis Karklins-Marchay, Audace & Préjugés, Les Presses de la cité, 2024.
- [2] Balzac, Une femme de trente ans, première édition 1842.
- [3] La traduction de Sophie Chiari pour le Livre de Poche, coll. « Classique », restitue les subtilités du texte et s’avère adaptée à un public de lycéens.
- [4] On pourra suggérer pour une lecture cursive de Jane Eyre, la traduction de Dominique Jean (2008), disponible en coll. « Folio » chez Gallimard.
- [5] Ibid.
- [6] Nous recommandons personnellement la lecture de ce roman à nos élèves de premières, les éditions de l’Archipel en proposent une traduction abordable qui restitue parfaitement la portée subversive du roman dans la collection « Archipoche ».
- [7] La nouvelle traduction de Sophie Chiari (Le Livre de Poche) qui restitue le texte dans son intégralité ne peut qu’être recommandée.
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