Après la cérémonie. Retour à l'anormal
“Les bêtes qui descendent des faubourgs en feu,
Les oiseaux qui secouent leurs plumes meurtrières,
Les terribles ciels jaunes, les nuages tout nus
Ont, en toute saison, fêté cette statue.
Elle est belle, statue vivante de l’amour »
Paul Eluard, « Paris pendant la guerre »,
Capitale de la douleur, Gallimard, 1926.
Dans la contribution qu’il a apportée sur ce site dans les jours qui ont suivi les attentats, Yves Stalloni qualifiait d’emblée de « criminels » les tueurs du 13 novembre.
Définir, préciser, et nous interroger sur les mots autant que sur les actes qui ont marqué ces deux dernières semaines : voilà ce qu’il nous faut faire, en effet. Qui n’a pas dans les premiers jours cédé à l’urgence de s’informer, à la tentation du bien mal nommé direct live ?
Cependant, voyant qu’une chaîne de service public s’attelait le dimanche à l’heure du repas, soit trente-six heures après le début de cette œuvre de mort, à une rétrospective des événements du week-end, j’ai éteint mon poste de télévision et me suis sérieusement inquiété de ce que je pourrais dire à mes élèves le lendemain matin – mais plus tard aussi.
S’éloigner des écrans
La première chose que je leur avais conseillée après les événements de janvier avait été de s’éloigner pour quelques jours au moins des écrans, quels qu’ils soient, afin d’établir une nécessaire distance entre eux et ce qui était advenu. Il ne s’agissait pas de jouer l’indifférence, mais bien de retrouver la raison, une fois passée la sidération, une fois exprimée l’émotion. Il y avait la rumeur, toujours renaissante, à combattre (merci, hoaxbuster.com), mais aussi le bon vieux sens populaire, les réactions à chaud et les fausses alertes. On s’était attaqué à des journalistes et des caricaturistes, à des policiers, à des Juifs – toutes personnes à qui leurs agresseurs assignaient une fonction ou un statut.
Kalachnikovs contre crayons : l’issue était certaine pour les criminels de janvier qui avaient ainsi désigné la liberté d’expression comme première cible. C’est deux jours plus tard que ces kamikazes différés s’étaient repliés presque… caricatura-lement sur l’autre cible que leur désignait leur antisémitisme viscéral.
Dix mois plus tard « Je suis Charlie » est devenu « Je suis tout le monde ». “L’air est parfois si doux en cette mi-novembre. – Ce soir-là,… – vous rentrez aux cafés éclatants, vous demandez des bocks ou de la limonade…” D’autres criminels alors – ou les mêmes, sous d’autres noms – passent à l’acte et mitraillent, apparemment sans distinction. Sans penser à rien d’autre, semble-t-il, que de faire mourir avant que de mourir à leur tour. Quelque chose a changé : peut-être est-il trop tôt encore pour le dire, pour nommer ce qui a changé. Comment à notre tour, face à des élèves, penser cet impensé ?
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Terrorismes
On peut rappeler d’abord que Paris et la France ont connu d’autres vagues d’attentats en 1986, en 1995. Rappeler en 1961 le déraillement du Strasbourg-Paris (28 morts, 170 blessés), attribué à l’OAS. Et que l’Algérie est encore française lorsqu’en 1957 le FLN exécute les quelque 300 habitants de Melouza.
Terrorisme arménien, palestinien, corse, breton, jusqu’à l’extrême-gauche avec Action Directe : la liste des revendications s’étire sans fin au long de notre histoire récente, avec une accalmie relative seulement à partir de la fin 1996. Le fait que les terroristes d’aujourd’hui se fassent exploser au milieu de leurs victimes ne fait qu’ajouter à l’horreur, mais n’en soustrait pas aux attentats précédents.
Lors du sobre hommage rendu le 27 novembre par la nation en la cour des Invalides, le président de la République a parlé de « hordes d’assassins » agissant « au nom d’une cause folle et d’un dieu trahi ». Ces nihilistes sans foi ni loi qui commettent leurs crimes de masse à l’aveuglette (au moins en apparence), il est vrai qu’on les croyait remisés au ban de l’Histoire depuis Les Possédés ou Rouletabille chez le Tsar ; ils sont les cousins du personnage de Souvarine dans Germinal.
Quant à leurs convictions profondes ou à leur alibi religieux, quant à leur relation exacte à quelque idée de transcendance, ce n’est pas l’affaire des pédagogues mais plutôt celle des autorités qui, en sanctuarisant l’école, se doivent de protéger chaque citoyen contre toute manifestation d’une idéologie totalitaire qui contreviendrait à la loi – à celle de 1905 en particulier – et porterait atteinte à l’ordre public.
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Définir la notion de “guerre”
.« Acte de guerre », nous a-t-il été dit d’abord. Puis : « Nous sommes en guerre ! » On laissera l’usage du terme aux politiques qui ont la responsabilité de mettre en ordre de bataille les forces armées en vue de défendre le pays et contre-attaquer à l’extérieur et doivent pour ce faire s’abriter derrière les catégories juridiques afférentes à la guerre.
Sauf à ce qu’un professeur se prenne pour le chef des armées, une classe n’est pas le lieu pour reconnaître un état de guerre. On s’attachera en revanche à en définir la notion. Une guerre est menée par des soldats qui peuvent aller jusqu’au sacrifice de leur personne, mais s’efforcent de rester en vie afin de s’attaquer à d’autres soldats, dans le respect des lois de la guerre : dans le cas contraire (massacre de civils, viols en masse, exécution de prisonniers), on parle de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité ». Il y a donc bien des mots pour qualifier ces crimes et des lois pour punir leurs auteurs.
Des soldats, les tueurs de novembre ? La guerre ne consiste pas pour les soldats à envoyer ad patres sans distinction l’humanité tout entière, civils comme militaires. Les terroristes de Paris ont agi au nom d’un auto-proclamé État islamique qui n’a pas la légitimité d’un État : leur reconnaître la qualité de soldats, c’est leur conférer une légitimité.
« Terroristes » : n’est-ce pas ainsi que l’occupant nazi qualifiait en son temps les combattants de l’Armée des ombres ? La Résistance agissait au nom de la liberté perdue de tout un pays, continuait par d’autres moyens une guerre déclarée au nom de feue la IIIe République française (abolie par le régime de Vichy) et entendait défendre un idéal de vie. Enfin, et pour en finir avec le mot « guerre » convient-il de souligner que toute guerre se doit d’avoir une issue, fût-ce au bout de trente ou cent ans – or nous savons déjà qu’il n’y aura jamais de traité de paix pour cette guerre-là.
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Revenir au langage, toujours.
En finir aussi avec les images
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L’adage selon lequel « Un bon dessin vaut bien un long discours » reste fondé dans bien des cas, mais pour un temps au moins disions-nous, admettons que seuls les mots puissent et doivent nous aider à comprendre les enjeux de la situation inédite où nous nous trouvons placés.
Dans son Œdipe Roi, celui qui voit c’est le devin, aveugle au spectacle du monde. Alors que celui qui est roi et qui prétend savoir fait preuve d’hybris, nous dit Sophocle, parce qu’en fait il ne sait rien, ne voit rien. C’est de ce dépit de n’avoir rien vu, ni rien su de ce qui était sa vérité première (de ses origines et de son sang), de ce dépit donc qu’Œdipe tire la force de se crever les yeux – la seule violence physique qu’il peut s’infliger pour faire écho aux violences réelles et symboliques qu’il a commises par ignorance, pour n’avoir rien vu.
À notre tour il nous faut mesurer la portée de ces images omniprésentes qui nous crèvent les yeux, jour après jour, en figurant un semblant de réalité – téléréalité du crime avec sang à la Une (notons malgré tout une certaine sobriété des médias en la matière ces dernières semaines) ou tueries de jeux vidéos (la phraséologie du communiqué de revendication des massacres de Paris évoquant tragiquement celle d’émules d’Assassin’s Creed – “Le credo de l’assassin” – qui se seraient brusquement trouvés privés de règles et… de credo).
S’interroger sur les mots, sur chaque mot, n’en négliger aucun – voilà en quoi face à l’innommable doit consister notre travail de professeur. Redonner à chaque mot sa force symbolique, lui redonner son poids de symboles. Revenir à la complexité, en appeler à la réflexion, et non plus aux seuls réflexes.
Depuis le 13 novembre, par exemple, il semble bien que le premier couplet de La Marseillaise ne fasse plus polémique : on aura toujours intérêt cependant à remettre en perspective et dans leur contexte les paroles du Chant de guerre de l’Armée du Rhin (titre originel de notre hymne national), à admettre qu’une guerre se fait difficilement sans haine, et sans…violence, pour tout dire. Et si le drapeau national lui aussi reprend des couleurs, c’est aux professeurs qu’il revient d’en dire la signification. Mais pour expliquer tout cela, il faudra très simplement en prendre le temps. Le temps scolaire n’est pas le temps de l’urgence.
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Entendre la voix de la raison peut seul
nous tenir à distance de cet impossible
Il est une dimension cependant que ces événements ont en quelque sorte parachevée – après les crimes de janvier : rien ne sera jamais plus comme avant. Aimer, boire et chanter. Et tout le bataclan. D’autres crimes seront commis, et à nouveau contre le pays tout entier. Nous aurions dû le savoir, ne jamais l’oublier – mais l’avons-nous jamais su à ce point ?
Ce point focal où se rassemble la nation, comme en ce jour du 27 novembre, autour des symboles nationaux et dans des lieux symboliques dont il nous faudra réapprendre la signification pour pouvoir la transmettre. « Il n’y a de sécurité nulle part », écrivait le romancier et nouvelliste américain Paul Bowles il y a quelques décennies déjà, alors que nous flottions dans les brumes de l’autosatisfaction et dans l’illusion de la fin de l’Histoire. Alors, en attendant, on cherche un sens à tout cela, on se demande s’il y avait un plan, on cherche une réponse sensée à cet « instinct de mort » qui s’est exprimé et s’exprimera encore et encore.
Pourquoi ce jour-là, et pourquoi dans les Xe et XIe arrondissements ? Nous sommes à quelques encablures du siège de la rédaction de Charlie-Hebdo. Le 13 novembre 2014 avait été adoptée la loi 2014-1353 renforçant les dispositions existantes contre le terrorisme. Hasard, vraiment, ou cruelle préméditation ? Vendredi 13, jour de chance dans les jeux de hasard et, en ce mois de novembre 2015, Journée mondiale de la gentillesse…
Ajoutons que les tueurs du Bataclan n’ont pas tué tout le monde. Après avoir tiré au hasard, puis rechargé leur arme, ils ont choisi qui ils allaient tuer. Ils savaient ce qu’est terroriser. Faire rentrer leurs victimes sous terre. Se terrer. Ils ont laissé des témoins. Des témoins pour raconter, avec tous les détails, ce qu’on leur avait fait vivre, pour raconter le jour de leur mort. C’est ce qu’ont fait, avec tous les détails, les rescapés.
Est-il dès lors raisonnablement possible de dire à des adolescents en attente d’une parole que cette horreur n’aura pas de fin ? Comment signifier ce que représente une secte apocalyptique pour des êtres dont la vie commence ? Entendre la voix de la raison peut seul nous tenir à distance de cet impossible, entendre à cet égard la voix de la Justice – impartiale, objective, posée, comme sait l’être en ces temps troublés celle de M. le procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris, souvent citée comme un vecteur d’apaisement.
Car nous sommes tout cela, entre émotion et distance, des pelotes de complexité, entre crainte et révolte, entre colère et raison. Lorsqu’en sera venu le temps – mais il viendra vite – ce sera au tour des romanciers, des poètes et des cinéastes de dire à leur tour et à leur manière singulière ce moment de notre Histoire à tous, après Aragon, après Eluard, après Camus, après le Voltaire de Candide et du Dictionnaire philosophique portatif ou le Malraux de La Condition humaine et de L’Espoir.
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Retour à l’anormal
On y pense tout le temps, on y pensera longtemps. Après la cérémonie aux Invalides du 27 novembre, retour à l’anormal. On sait qu’on n’en a pas fini. Que ça recommencera. Qu’on y pensera encore. Il n’y a de sécurité nulle part. On a eu peur, et on aura peur encore. Un jour cette peur se mue en inquiétude – mais on y pense encore. Puis un jour enfin on n’y pense plus (mais pour combien de temps ?).
Retour à l’anormal, donc : la 21e Conférence des Parties qui s’ouvre n’est pas précisément pour apaiser le climat ou, si vous préférez, l’atmosphère (les mots, décidément, se bousculent). Nous vivons un moment authentiquement historique.
D’autres guerres, d’autres destructions, d’autres Syrie sont à venir à la puissance cent, avec l’avancée – lugubre et inéluctable – des déserts. La sécheresse sans précédent qui a frappé la Syrie à partir de 2007 fait écho aux mauvaises récoltes dans la France d’avant 1789. Le passé et le présent se mêlent sous nos yeux : ce fut la marque des Lumières que de nous donner à penser un monde progressant vers un avenir forcément meilleur.
Les tueurs de novembre rêvent quant à eux de donner à leur antique califat les dimensions du monde, d’y inclure notre monde et d’y restaurer leur passé comme s’il s’agissait d’un horizon indépassable. Ils ont choisi leur camp il y a mille ans au moins, nous avons choisi un autre destin depuis plus longtemps encore – mais assurément depuis plus de deux siècles nos routes sont appelées à ne plus pouvoir se croiser.
Voilà ce qu’il faudra apprendre à dire à nos élèves, dans les années à venir. Que ces criminels qui disent croire au Livre prétendent écrire un chapitre de notre histoire – alors qu’ils n’ont rien à faire de nos livres, de nos vies, de nos joies et de nos peines. Il faudra leur dire qu’aimer, boire et chanter reste au programme de notre histoire.
Robert Briatte
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Lire sur ce site :
• Face aux criminels, par Yves Stalloni.
• L’école au front : accompagner les élèves et leur rencontre avec la guerre…, par Alexandre Lafon.
• Matin tragique. Les Lettres au cœur de l’enseignement moral et civique aux côtés de l’Histoire et des Sciences humaines, par Françoise Gomez.
• L’enseignement de la colonisation et de la décolonisation et la lutte contre le racisme et les discriminations à l’école, par Tramor Quemeneur.
• Reprendre le fil des apprentissages après le vendredi noir…, par Antony Soron.
• Les programmes éducatifs européens face aux défis du terrorisme, par Viviane Devriésère.
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