« Anna Karénine », de Joe Wright
Décidément, la mode des adaptations ne se dément pas ! Les œuvres les plus célèbres et les plus adaptées du patrimoine universel continuent à inspirer les cinéastes.
Anna Karénine en fait partie et ce roman emblématique de la littérature russe du XIXe siècle pose une fois de plus le problème de savoir comment aborder d’une façon neuve les classiques.
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Un spectacle théâtral
Le réalisateur britannique Joe Wright (Pride & Prejudice, 2005 ; Atonement, 2007 ; Hanna, 2009) a délibérément choisi de styliser l’histoire de la passion adultérine d’Anna et du comte Vronski en lui donnant la forme d’un spectacle théâtral. L’intrigue se noue à la fois sur la scène, dans la salle et dans les coulisses du théâtre, comme pour mieux souligner le caractère spectaculaire du scandale mondain causé par cet adultère affiché. La haute société moscovite figée dans ses rites et ses tabous se constitue elle-même en spectacle : « Ce monde des bals, des dîners, des toilettes brillantes, qui se maintient d’une main à la cour pour ne pas tomber dans le demi-monde qu’il s’imagine mépriser tout en partageant ses goûts. » Les séquences du Bolchoï en sont la métaphore.
Le cinéaste a voulu mettre en évidence cette double théâtralité – thématique et métaphorique – par une mise en scène extrêmement sophistiquée : maquillages outranciers, mouvements de danse réglés par une chorégraphie précieuse donnent aux premières séquences une tonalité grotesque.
Cette approche appuie celle du scénariste Tom Stoppard, qui saisit l’ironie quasi flaubertienne de la situation et fait ressortir dans ses dialogues le contexte absurde de l’aventure amoureuse, avant d’en laisser percevoir le tragique. Les mots d’esprit du frère d’Anna, Stiva Oblonski, cynique et hâbleur, le physique caricatural de Vronski et la tendance de Karénine à prendre son rôle social trop au sérieux vont dans ce sens.
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Une histoire de couples
Comment mettre en images une œuvre aussi longue et aussi grouillante en personnages ? En centrant l’intrigue sur deux couples, qui incarnent deux manières différentes de vivre l’amour (les premiers brouillons de Tolstoï étaient d’ailleurs intitulés Deux mariages, deux couples) : Constantin Levin, l’agronome, représente la nature, croit à l’amour pur, et sublime le sentiment qu’il porte à la jeune Kitty Chtcherbatski, vierge vêtue de blanc, la sauvant ainsi de la dangereuse séduction de Vronski ; Anna, vêtue de noir ou de couleurs sombres, incarne la perversion urbaine en cédant à une passion extraconjugale scandaleuse et destructrice, alors que son mari est le parangon de la morale chrétienne. Oblonski, lui, trompe outrageusement sa femme après lui avoir fait une foule d’enfants, mais son adultère est toléré par la société, selon la double morale de l’époque, alors que celui d’Anna la perd.
Une autre façon d’abréger cet énorme roman est de supprimer les transitions. C’est ce que fait littéralement Joe Wright en nous faisant voir l’action – y compris le train fatal – derrière un rideau de scène, et en faisant passer les personnages, à travers une série de portes, directement d’une séquence à l’autre.
D’autres effets concourent à cet artifice, comme le montage alterné de rapides intermèdes et de longues séquences : bals pompeux de la cour magnifiquement mis en scène ou ballet très étudié des bureaucrates tzaristes, tandis que des champs de blé apparaissent soudain sur la scène ou dans la salle du théâtre.
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Une transposition subtile et déroutante
On peut dire que Tolstoï est ainsi non pas adapté, mais transporté dans un genre artistique nouveau. L’antiréalisme de cette mise en scène en costumes d’époque fait qu’Anna Karénine n’est plus un roman, n’est pas non plus une banale reconstitution filmée, mais un opéra-ballet, dont le rythme, la théâtralité et la musique envoûtante consacrent la dimension mythique et lyrique de cette passion intemporelle.
Après la double interprétation de Greta Garbo, dans le film d’Edmund Goulding (1927) et dans celui de Clarence Brown (1935), après Vivien Leigh (Julien Duvivier, 1948), Tatiana Samoïlova (Alexandre Zarkhi, 1967) et Sophie Marceau (Bernard Rose, 1997), Keira Knightley, comédienne fétiche de Joe Wright, réussit brillamment la performance de rendre Anna à la fois drôle, tragique, moderne et éternelle. Jude Law joue avec humour les maris trompés. Et Aaron Taylor-Johnson passe avec brio du ridicule dandy à l’amant passionné et torturé.
Cette évolution des caractères donne de la complexité à une intrigue pourtant simplifiée. Anna Karénine est un film déroutant sans doute, mais magistralement mis en scène et interprété, bourré d’idées, d’esprit, d’énergie. Une œuvre, en somme.
Anne-Marie Baron
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