À propos de la liberté d’expression
ÉDUCATION MORALE ET CIVIQUE. Prolongeant sa lettre aux professeurs sur la liberté d’expression écrite au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, le sociologue et démographe François Héran a publié un essai rappelant les origines et les limites de cette liberté. Elle est indissociable selon lui de la lutte contre les discriminations et d’un combat contre les déchaînements sur les réseaux sociaux.
Par Alain Beretta
L’odieux assassinat, le 16 octobre 2020, par un jeune djihadiste tchétchène, du professeur de collège Samuel Paty, qui avait commenté en classe des caricatures de Mahomet, a provoqué une vive et juste indignation. Laquelle a ensuite suscité de nombreux débats sur la liberté d’expression. C’est une réflexion de fond sur ce sujet que propose François Héran, sociologue et démographe professeur au Collège de France, dans son ouvrage Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (La Découverte, mars 2021). Le 30 octobre 2020, soit deux semaines après l’assassinat de Paty, François Héran a publié, sur le site La Vie des idées, une « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression ». Cette lettre, rédigée dans l’urgence, ayant beaucoup circulé et suscité quelques vives réactions, François Héran a pris soin de développer ses arguments dans cet essai pédagogique et précis, en se fixant la règle suivante : mettre en balance les grands principes avec discernement, afin de dépasser une opposition schématique.
La lettre du 30 octobre 2020
L’ouvrage commence par la reproduction de cette lettre, écrite pour guider les professeurs qui devaient rendre hommage à Samuel Paty à la rentrée scolaire des vacances de la Toussaint. François Héran entendait proposer un petit cours d’éducation civique et morale centré sur la question : « Quel sens donner à la liberté d’expression ? ». Il commence par conseiller de « faire découvrir aux élèves des textes républicains » : en premier lieu la lettre du 17 novembre 1883, adressée aux instituteurs par Jules Ferry, leur recommandant de se mettre à la place d’un père de famille, afin d’estimer s’il serait choqué ou non par leurs propos. Il faut aussi rappeler l’article 1er de la Constitution de 1958 stipulant que la République française « respecte toutes les croyances ».
François Héran conseille ensuite de bien cerner la notion de liberté d’expression par rapport aux libertés d’opinion et de conscience auxquelles elle a été longtemps associée. Car c’est « seulement en 1950, dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, que la locution « liberté d’expression » apparaît seule, dans la plénitude de son sens actuel ». Il ne faut pas oublier que cette liberté se trouve encadrée par plusieurs devoirs et responsabilités définis dans chaque pays. Car, si la liberté consiste à « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », on peut l’interpréter doublement : soit de manière offensive, en considérant qu’elle est bénéfique pour tous, « y compris la minorité offensée » ; soit de manière tolérante, en respectant le principe de la non-nuisance et des croyances. Cette dernière interprétation est soutenue par le philosophe Paul Ricœur, défenseur des vertus du « compromis », attitude préférable à la complaisance ou la compromission. Par ces quelques considérations adressées aux enseignants, François Héran entendait « résister au chantage moral qui pèse sur les professeurs et les encourager à exercer leur discernement ». Mais, conscient de l’excessive brièveté de sa lettre, il a voulu, dans le présent ouvrage, préciser et approfondir sa pensée.
Limites de la liberté d’expression
Le premier but de la lettre était de « desserrer l’étau politique et moral qui consiste, paradoxalement, à invoquer la liberté d’expression pour forcer l’adhésion des enseignants, et des citoyens en général ». Une telle conception a été prônée par Rousseau dans son Contrat social (I, 7) : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale […], on le forcera d’être libre ». À cette vision paternaliste d’un « État tuteur » décrétant ce qui lui semble bien, telle une injonction, François Héran oppose une philosophie libérale : « Nulle autorité ne peut garantir vos droits inaliénables en aliénant votre liberté. La liberté ne se décrète pas ». Rappelons que Jules Ferry retient comme seule limite à la liberté de ne pas nuire à autrui. Dans ce cas, on peut alors être accusé de collaborer avec les assassins de Samuel Paty, mais François Héran estime que, face à l’ennemi, notamment lors d’un attentat, il faut préférer à l’esprit manichéen de la vengeance, la pratique de trois vertus : la longanimité – qui n’est synonyme ni de faiblesse, ni de lâcheté – l’équanimité et la magnanimité.
Aucune liberté ne peut être absolue, ou alors elle peut devenir dangereuse. François Héran en prend pour exemple les caricatures de Charlie Hebdo sur Mahomet, que Samuel Paty avait montrées à ses élèves de quatrième. Elles ont été érigées en absolu par Charb, le rédacteur en chef du journal, assassiné le 7 janvier 2015 : pour lui, pourquoi se retenir, puisque les terroristes ne font pas de différence entre ces caricatures ? Cet absolutisme, prônant une liberté illimitée, n’était pas partagé par son collègue, le dessinateur Cabu, qui estimait « Mahomet débordé par les intégristes » et imposait ainsi une limite entre le prophète et certains de ses croyants.
Pour François Héran, nous ne sommes pas obligés, à l’instar des terroristes, de mettre à égalité des satires graphiques relevant de registres différents. À ce propos, il différencie la position du Canard enchaîné et celle de Charlie, constatée aussi par le dessinateur René Pétillon, qui a travaillé pour ces deux journaux : selon lui, la caricature danoise reproduite par Charlie, où Mahomet arbore une bombe en guise de turban, prenait le risque de « tomber dans l’amalgame » et de « causer des dommages collatéraux », Pétillon défendant ainsi le principe de non-nuisance.
Mais, de nos jours, écrit François Héran, « par une inversion de l’effet d’intimidation (le fameux chilling effect), c’est la caricature illimitée qui est politiquement correcte ». Il en prend pour preuve le dessin de Corinne Rey (qui signe Coco) dans le Charlie Hebdo du 19 septembre 2012, montrant, en l’absence de tout contexte, Mahomet prosterné dans la position de la prière musulmane, mais nu, l’anus caché par une étoile à cinq branches justifiant le titre de cette caricature : « Mahomet : une étoile est née ! ». Le danger, selon Héran, est alors de rendre obscène la position de la prière musulmane, au point qu’un tel dessin, loin de heurter l’opinion dominante, « la caresse dans le sens de ses préjugés […] en puisant dans le vieux répertoire des images négatives de l’islam », notamment celle qui le tourne en dérision en sexualisant la posture de la prière.
Quoi qu’il en soit, depuis les attentats terroristes de 2015, la liberté d’expression doit passer avant tout. C’est ce que montre aussi l’attitude de l’association « Dessiner, Créer, Liberté » (DCL) destinée à documenter les enseignants sur le péril intégriste, en leur proposant des fiches, y compris celle où figure le dessin obscène de Coco. « Comment imaginer qu’on puisse offrir à des élèves de quatrième une initiation aussi crue à la liberté d’expression ? », s’interroge François Héran : il y voit une responsabilité de l’État, qui, lui, la reporte sur l’auteure du dessin.
Ambiguïtés actuelles de la liberté d’expression
Dans le cadre juridique, liberté d’expression et liberté de conscience sont inséparables : elles « contribuent à faire démocratie et sont, pour ainsi dire, les tours jumelles de la démocratie ». Mais elles ne sont pas apparues simultanément. La liberté de conscience date de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont l’article 10 stipule : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». La mention de la liberté d’expression apparaît seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, calquée sur l’anglais freedom of expression.
En 1948, la Convention européenne des droits de l’homme répartit ces deux libertés sur deux articles autonomes (9 et 10), en précisant « qu’aucune n’a préséance sur l’autre ». De nos jours, la liberté d’expression acquiert une dimension plus étendue ; elle est « tout à la fois plus individuelle et plus collective », car le développement des réseaux sociaux tend de plus en plus à gommer une démarcation entre ce qui relève de l’intime et du public.
On a tendance actuellement à estimer qu’on peut critiquer les croyances sans heurter les croyants. Ainsi, quand un Michel Houellebecq déclare que l’islam est « la religion la plus con », il dit s’attaquer « à la religion musulmane en tant que telle, et non aux fidèles musulmans ». Mais, pour François Héran, une telle distinction s’avère fallacieuse, tant le procédé utilisé pour vilipender les croyances se révèle souvent ambigu, et vise aussi des individus. Par exemple, le dessin obscène de Mahomet « arrive à ses fins en incarnant la croyance dans une personne » évoquée de manière avilissante, car réduite à « une chose ».
L’opinion de Héran se trouve renforcée par celle de Paul Valadier, ancien directeur de la revue Études, qui affirme : « S’en prendre par le ridicule et la dérision aux religions, c’est s’en prendre aux croyants eux-mêmes ». La distinction qu’on prétend établir entre croyances et croyants prouve « la dérive actuelle d’une célébration unilatérale de la liberté d’expression au mépris de la liberté de conscience ou du respect d’autrui ».C’est aussi ce qu’a déclaré le politiste Denis Ramond sur France Culture le 5 mars 2019 : « Aujourd’hui, on constate que la liberté d’expression consiste à ne pas écouter l’autre […]. Elle permet de dire tout le mal que l’on pense du voisin, et de le faire taire. »
En outre, bien que l’opposition aux terroristes islamistes soit évidemment nécessaire, il ne faut pas oublier que l’islamophobie a constitué longtemps une tradition française. Certes on doit blâmer les djihadistes qui croient à des « idées aussi primaires et mortifères que la conquête violente du monde par l’islam ». Mais François Héran montre combien de textes, liés à la colonisation, apparaissent, eux aussi, comme autant d’appels à des meurtres « qui ne valent pas mieux que les actuelles fatwas ». De même, une semblable culture du déni masque encore trop la discrimination ethno-raciale dont les musulmans sont victimes, notamment pour la recherche d’un emploi. Il est donc bon de relativiser.
Pour conclure, malgré les limites, pas toujours respectées actuellement, que François Héran assigne à la liberté d’expression, il n’est évidemment pas question pour lui de la brider, alors qu’elle se trouve encore parfois malmenée, comme le montre Monique Canto-Sperber dans Sauver la liberté d’expression. Mais le long commentaire qu’il fait à partir de sa lettre du 30 octobre 2020 montre, avec le recul qui lui permet de réfléchir « en toute liberté », que cette liberté d’expression ne doit pas imposer un absolu, car « On ne peut faire fi de la liberté de croyance : aucune ne peut supplanter l’autre. »
C’est pourquoi l’auteur termine en appelant les jeunes à se préparer à un monde « pluriel et pluraliste » où on ne pourra plus leur imposer d’autorité des contenus. Dans les faits, les deux libertés d’expression et de croyance ne pourront être respectées qu’en « luttant contre toutes les discriminations, y compris islamophobes », et aussi en stoppant « le déchaînement de la violence extrémiste sur les réseaux sociaux ». Vaste programme dont le message, espérons-le, aura un écho, via les enseignants, auprès de leurs élèves.
Alain Beretta
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