« A Dangerous Method », de David Cronenberg
À qui connaît et aime l’œuvre de David Cronenberg, A Dangerous Method semble au premier abord n’avoir rien de commun avec La Mouche (1986), Crash (1995), ou A History of Violence (2005).
Pourtant ses thèmes de prédilection, la folie et la violence, y sont tout aussi présents, quoique distanciés par l’approche médicale, et plus intériorisés.
Viggo Mortensen crée le lien entre le cafetier placide retenant sa réplique à ses agresseurs dans A History of violence et le Sigmund Freud paternel et flegmatique qu’il interprète ici. Mais le personnage central du film est Carl Gustav Jung, son jeune disciple, interprété par Michael Fassbender, l’acteur génial de Hunger (2008) et de Shame (2011).
Quand le film commence, ils ne se sont pas encore rencontrés et le Zurichois se croit le premier à tenter sur une jeune hystérique une cure par la parole. Sa patiente, Sabina Spielrein, lui est amenée en voiture en pleine crise par des gardiens qui tentent de la maîtriser. Le galop des chevaux et l’énergie farouche avec laquelle elle se débat instaurent un premier parallèle entre animalité et humanité. Ses premiers entretiens avec son psychiatre la montrent luttant contre une violence intérieure qui déforme ses traits et tend tous ses membres. Extraordinaire performance de Keira Knightley, qui transforme les premières séquences en épreuve de force et laisse déjà présager un Oscar d’interprétation.
Adapté d’une pièce de Christopher Hampton, créée en France en 2009, Parole et guérison, ce film en costumes, tourné dans le décor somptueux d’une Suisse paisible juste avant la deuxième guerre mondiale, respire le raffinement et la distinction. Certes, la nouvelle méthode du thérapeute est efficace, puisqu’elle va apaiser cette belle vierge qui fait de son corps le théâtre de ses fantasmes. Peu à peu l’hystérie va lâcher prise et l’existence de Sabina va pouvoir continuer, lui permettant de devenir elle-même théoricienne et praticienne de cette nouvelle discipline. Sa conception de l’amour autodestructeur aurait-elle soufflé à Freud la pulsion de mort ?
Mais la psychanalyse a aussi ses risques. Elle met en danger le médecin autant que sa patiente. Transfert et contre-transfert. Carl Jung et Sabina Spielrein ne peuvent éviter les conséquences du désir qu’a éveillé la cure. Marié et dépendant financièrement de son épouse, père de famille pénétré de l’éthique protestante et psychiatre attaché à la déontologie médicale, Jung doit vaincre des résistances très fortes.
Michael Fassbender incarne, dans une souffrance d’autant plus grande, la lutte entre les pulsions et l’interdit, la transgression et la loi, le principe de plaisir et le principe de réalité. Il cède à la tentation sur les conseils de l’étrange Otto Gross, malade sans inhibitions et psychanalyste sans principes, interprété par un Vincent Cassel surprenant. Tandis que Sigmund Freud commente et analyse les affres amoureuses de cet étrange médecin, dont il tente de réprimer la tendance au mysticisme pour en faire son héritier.
La mise en scène de David Cronenberg reconstitue avec précision la Vienne du début du siècle, avec le mythique bureau de Freud au 19 Bergasse, où l’on voit avec émotion arriver Jung pour sa première visite. Tapis, statuettes, divan, bibliothèque. La séquence du premier repas, où il se sert avec excès sous les yeux éberlués de la famille, montre son infantilisation devant cette figure paternelle. Le caractère imposant de l’architecture viennoise est le cadre contraignant d’une société aussi bloquée que celle de la France du XIXe siècle, où règne partout la double morale qui libère les hommes et pousse les femmes à l’hystérie. Cette retenue de toute une civilisation est parfaitement exprimée par les décors et par l’économie des dialogues, qui réussissent cependant à faire passer un peu de la joute théorique entre le maître et son disciple. On comprend alors que la véritable violence du film réside dans l’affrontement poli de ces deux personnalités hors du commun, qui rejouent l’immémorial meurtre du père. Le choc des idées a ici plus de force que les signes extérieurs d’agression. Et le chaos de l’âme humaine résiste à toute tentative de domestication.
Pendant ce temps, le monde vit ses derniers moments de paix et la menace se précise sur les juifs autrichiens. On nous rappelle sobrement à la fin du film que Freud, chassé de Vienne par les nazis, est mort en exil à Londres, que Sabina Spielrein, installée en Russie, a été assassinée en 1941 par les troupes allemandes, avec le reste de la population juive de Rostov-sur-le-Don et que seul Carl Gustav Jung, Suisse allemand, a survécu à la guerre, devenant le chef de file de la psychanalyse mondiale.
Anne-Marie Baron
Bravo pour vos critiques cinématographiques toujours perspicaces et pleines de justesse. Petite rectification au sujet de Jung (c’est sans doute le film que je rectifie) : il n’est pas devenu le chef de file de la psychanalyse mondiale, mais le chef d’un courant dissident qui s’est toujours heurté à la doxa freudienne et n’a jamais trouvé la moindre reconnaissance en France.