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Le Soulier de satin à la Comédie-Française :
une célébration du théâtre total
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
Administrateur général des lieux depuis onze ans, le dramaturge et metteur en scène Éric Ruff termine son mandat avec la pièce hors norme de Paul Claudel. Il invite à participer au spectacle un public qui vient notamment vivre une expérience de théâtre.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
Il y a 100 ans, Paul Claudel achevait la rédaction du Soulier de satin, son œuvre maîtresse résumant à elle seule une carrière de dramaturge riche de plus de trente pièces écrites en à peine plus de vingt ans. Sa représentation (dix heures en version intégrale), sa complexité de composition, d’action, de caractère, sa thématique historico-mystico-lyrique, sa langue à la fois spirituelle, poétique et comique, en font à tous points de vue une pièce hors norme. C’est avec cette œuvre qui rend hommage à tout l’univers du théâtre que le dramaturge Éric Ruff a souhaité clore son dernier mandat d’administrateur général de la Comédie-Française (voir l’introduction du dossier « La Comédie-Française dans tous ses états » dans L’École des lettres, mars-mai 2025, en ligne et en librairie le 26 février).
Aussi y a-t-il de la joie dans cette représentation qui se joue jusqu’au 13 avril, sur la scène comme dans la salle, car le public aussi participe à l’événement ; cette joie que Claudel plaçait au plus profond de l’âme humaine : « L’âme, où la joie est ce feu qui nous embrase », comme « au cœur de l’univers », cette « joie de la création, principe de vie et d’amour ».
Le spectacle est une fête pour l’esprit, soumis au feu incessant de pensées subtiles et de paradoxes ingénieux, pour les yeux aussi, grâce aux successions de tableaux et costumes somptueux, conçus par Christian Lacroix, une fête enfin pour le cœur séduit par l’envoûtante métaphysique de l’amour absolu.
Le Soulier de satin est d’une composition polymorphe, suite de morceaux de bravoure, de scènes hétérogènes, en rupture totale avec le principe aristotélicien d’une action unifiée, continue et aisément mémorisable. Claudel tourne le dos au théâtre classique et à sa volonté de transparence pour proposer une esthétique proche du théâtre espagnol du siècle d’or, baroque, complexe et déroutant : dans Le Soulier, il n’est presque pas possible de suivre l’action sans se perdre à tel ou tel moment, s’égarer sur tel ou tel personnage. Malgré tout, Claudel, comme Dieu, « écrit droit avec des lignes courbes » : son couple d’amants principal, Prouhèze et Rodrigue, reste le fil directeur d’une histoire sur plus de vingt ans, trois continents, et trente personnages.
La salle Richelieu est le monde
Si la pièce parvient à plaire sans que le spectateur soit tenu de maîtriser les références esthétiques (le savant désordre de la comedia de la Renaissance), les références historiques (l’Espagne maîtresse du monde au XVIe siècle) ou encore les références théologiques (l’amour et la foi, la vertu du sacrifice, les contrariétés de l’âme et du corps), c’est que le plaisir tient à un étonnement renouvelé à chaque tableau et à la performance de ses acteurs particulièrement brillants et inspirés.
La force de la Comédie-Française est, en effet, d’être une troupe faite de sociétaires et de pensionnaires aux visages, aux voix et talents familiers aux spectateurs les plus réguliers. Ici, dans les deux rôles phares, Prouhèze et Rodrigue, Marina Hands et Baptiste Chabarty sont impressionnants de passion et d’énergie, et dans des registres différents, plus comiques et plus légers (rôle d’annonciers notamment) Serge Bagdassarian et Florence Viala sont remarquables et attachants. Difficile de citer tout le monde, mais il faut saluer la performance du groupe, sa justesse et son talent, pour interpréter un et parfois plusieurs personnages pendant sept heures.
« La scène de ce drame est le monde », écrit Paul Claudel, et, de fait, la salle Richelieu est le monde, abolissant la distinction entre théâtre et monde en faisant participer les spectateurs. Éric Ruff amène les acteurs à jouer au milieu du public, et celui-ci est convié par deux fois à intervenir dans le spectacle en mettant autour de son cou une collerette fraise (récupérée à l’entrée) pour honorer le Roi, présent sur scène, ou à chanter à l’unisson sous la direction de l’Annoncière.
Le public est venu vivre une expérience de théâtre plutôt que pour (re)découvrir une œuvre majeure de Claudel. En témoignent cette complicité, ces applaudissements réciproques à la fin de la pièce, acteurs applaudissant le public, public applaudissant tous les participants, des acteurs aux techniciens, tous assemblés sur l’immense scène qui, pour une fois, ne semble pas si grande.
Le théâtre de Claudel, qui pourrait être si daté, si réservé aux seuls connaisseurs de l’histoire des genres et des esthétiques, trouve ici une occasion de renaître et de toucher un public d’aujourd’hui, bien éloigné des problématiques chrétiennes chères à l’auteur et des littératures anciennes. En tant que spectacle total, cette pièce n’a pas vieilli. Presque à son insu, elle rencontre les audaces les plus innovantes de la création contemporaine. En tant que texte littéraire, elle fait étinceler la langue française, rappelant sa force métaphorique et sa puissance symbolique.
Prouhèze fait preuve d’un geste héroïque lorsque, laissant une de ses chaussures – en satin –sur l’autel de la Vierge, elle demande à celle-ci de ne pas la laisser se précipiter vers son destin, autant aller à son devant en boitant, sur un pied. À l’inverse, ce Soulier mérite que l’on y coure, séance tenante : ce n’est pas pécher que se faire du bien.
P. C.
Le Soulier de satin, mise en scène, version scénique et scénographie d’Éric Ruff, La Comédie française, jusqu’au 13 avril 2025.
Avec : Serge Bagdassarian, Suliane Brahim, Édith Proust, Didier Sandre, Christophe Montenez, Marina Hands, Danièle Lebrun, Birane Ba, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty, Fanny Barthod Rachel Collignon, Gabriel Draper. Musicien(ne)s : Vincent Leterme, Merel Junge, Ingrid Schoenlaub, Aurélia Bonaque-Ferrat.
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