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Grand-peur et misère du IIIe Reich,
de Bertolt Brecht :
un avertissement très actuel
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
La pièce permet de comprendre les mécanismes au cœur de l’oppression totalitaire : la négation des libertés de pensée et d’expression, la peur, la délation, la surveillance, le mensonge et la souffrance endurée au quotidien par des femmes et des hommes sans cesse accusés et menacés.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
Ce Grand-Peur et misère du IIIe Reich au théâtre de l’Odéon, dans la mise en scène de Julie Duclos, convoque le souvenir de ce débat fameux entre Platon et Aristote sur l’imitation au théâtre : Platon soutient que l’imitation théâtrale est une dégradation de la réalité parce qu’une reproduction retient l’apparence des choses et non leur essence ; Aristote affirme à l’inverse que l’imitation théâtrale est créatrice de connaissance parce qu’elle fait pressentir la vérité des choses qu’elle représente.
Le spectacle, joué à l’Odéon jusqu’au 7 février et en tournée à Villeurbanne et à Lille, donne raison à Aristote. La pièce permet de comprendre les mécanismes au cœur de l’oppression totalitaire, appuyée sur la propagande : la négation des libertés de pensée et d’expression, la peur, la délation, la surveillance, le mensonge. Tout ce qui pousse les hommes et les femmes de tout âge, et de toute condition, au désarroi, à la terreur, à la fuite, à l’autocensure, au désespoir ou au suicide.
La mise en scène de Julie Duclos fait de cette pièce plus qu’un document sur la montée du nazisme, un « avertissement », du mot même de Brecht, de tous les périls liés à un détournement de la démocratie. Ce sens profond, non seulement la metteuse en scène l’a bien compris, souhaitant, « que le spectacle agisse comme un miroir », mais elle l’a bien fait ressentir en sélectionnant les quinze scènes les plus percutantes parmi les vingt-cinq du texte original. Pertinence que vient renforcer le jeu réaliste des acteurs, tous formidables dans leurs personnages soudain menacés de morts, chancelants, résistants, égarés ou révoltés.
Tension croissante
La pièce peut se lire comme une succession de nouvelles : chaque scène comporte un titre et développe une action propre s’achevant sur un sentiment de stupéfaction ou de terreur. Mais le jeu, la voix, les cris des uns et des autres en font un spectacle qui fait littéralement impression sur le spectateur, là où le texte ne toucherait que l’intelligence du lecteur.
La tension va crescendo depuis la stupeur du premier tableau « La croix de craie », jusqu’au choc du dernier, « Le bombardement d’Alméria », et l’appel à la révolte, « Que ça change ! », lancé par une femme hurlant sa douleur à l’annonce de la mort de son frère. Se succédant comme une fresque de la société entière, ces tableaux livrent des moments de vie terribles de personnages face à la dangerosité perverse du système nazi : un juge, une épouse juive, un maître d’école, un mourant, un médecin, des paysans, des savants, des commerçants, des protestants, des enfants…
Personne ne peut se croire à l’abri de cette menace d’oppression constante, d’arrestations arbitraires, de représailles, de déportation et d’élimination. Et c’est bien ce sentiment d’accusation permanente qui pousse les uns et les autres à survivre comme ils peuvent en s’arrangeant tant bien que mal avec leur conscience.
Dix acteurs et actrices endossent les différents rôles présents dans l’ensemble des tableaux. C’est un plaisir propre au théâtre que de retrouver d’une scène à l’autre, toujours aussi convaincants et intenses : Rosa-Victoire Boutterin, Philippe Duclos, Stéphanie Marc, Daniel Delabesse, Bartelemy Meriden, Étienne Toqué, Mexianu Medenou, Myrthe Vermeulen, Pauline Hurugen, Yolan Lopez, et deux enfants, un garçon et une fille, si pathétiques, plantés sur scène comme deux guetteurs abandonnés à un sort menaçant et impénétrable.
Après avoir triomphé dans plusieurs théâtres nationaux de province, à Reims, à Lorient ou Quimper, les représentations parisiennes ont fait salle comble chaque soir, et le tonnerre d’applaudissements qui salue la pièce et ses acteurs est à la hauteur de la libération éprouvée après plus de deux heures de choc émotionnel. Aristote l’avait bien dit : le théâtre a un effet cathartique.
P. C.
Grand-peur et misère du IIIe Reich, TNP de Villeurbanne les 13 et 22 février, Théâtre du Nord à Lille, 27 février et 2 mars.
Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIe Reich, édition de l’Arche, 2014.
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