Jean Rolin, Tous passaient sans effroi :
le périlleux passage des Pyrénées

L’écrivain marcheur et épris de nature rend hommage à ceux qui tentèrent la traversée des montagnes séparant l’Espagne et la France pour échapper aux nazis. Des aviateurs alliés, réfractaires au STO, résistants, Juifs… dont Jean-Pierre Grumbach, alias Jean-Pierre Melville, et l’écrivain Walter Benjamin.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

L’écrivain marcheur et épris de nature rend hommage à ceux qui tentèrent la traversée des montagnes séparant l’Espagne et la France pour échapper aux nazis. Des aviateurs alliés, réfractaires au STO, résistants, Juifs… dont Jean-Pierre Grumbach, alias Jean-Pierre Melville, et l’écrivain Walter Benjamin.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Un vers d’Alfred de Vigny donne son titre au dernier récit en date de Jean Rolin : « Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi ». Si le« sans effroi »vaut pour les guerriers du Moyen Âge, il n’en va pas de même pour tous ceux qui ont dû passer les cols des Pyrénées à partir de 1940, « […] des aviateurs alliés, des réfractaires au S.T.O., des résistants ou des Juifs, ou encore des personnes appartenant en même temps à plusieurs de ces catégories ».

L’écrivain part sur leurs traces, suit un colonel qui a créé et entretient seul un musée du Chemin de la Liberté à Saint-Girons (Ariège). Il lit des témoignages ou récits historiques écrits par des amateurs et passionnés, il se plonge dans des biographies dont celle de Théodore Fraenkel par Gérard Guégan qui l’incite à tenter le passage. En 2023 ou 2024, quand il écrit ce livre, il a bien conscience que c’est bien plus aisé que pendant la guerre, mais il tient à s’atteler à ce qu’il nomme des « tentatives de franchissement ». L’âge venant, ce grand marcheur ne peut plus aller comme il le faisait depuis Chemins d’eau (La Table ronde, 1980), Traverses (La Table ronde, 1999)ou Le Pont de Bezons (P.O.L., 2020), des récits qui, parmi d’autres, témoignent de son amour pour le paysage. À ceci près que ses goûts en la matière sont nés en regardant des films de Jean-Pierre Melville et leurs paysages urbains et suburbains. Melville, pourtant, tournait dans ses studios de la rue Jenner, en intérieur donc.

Amateur d’ornithologie

Le marcheur est aussi un amateur d’ornithologie, remarquant ici un cincle plongeur, dont il avait vu des semblables à Sarajevo et en Ardèche. Un gypaète entr’aperçu lui rend l’élan nécessaire pour reprendre la marche. Ces remarques sur les animaux (le récit se termine sur la mue d’un serpent dans l’herbe) rappellent sa quête initiée dans Le Traquet kurde (P.O.L., 2018), de même que ses notations sur les commerces bio ou les graffitis contradictoires, outre qu’elles sont amusantes, disent une attention à la nature dont ses livres sont emplis.

Dans Tous passaient sans effroi, le narrateur est amené à suivre des marches en souvenir des femmes et hommes qui ont tenté de passer en Espagne. Le « colonel » pose des gerbes, ici et là, on écoute des hymnes et chants de la Résistance, il arrive que ça ne se passe pas comme il faut, mais l’essentiel reste la cérémonie : « Inévitablement, ce voyage, un peu comme le mien au début de ce récit, donne lieu à une quantité remarquable de dépôts de gerbes et de sonneries aux morts : célébrations dérisoires, sans doute, et cependant émouvantes dans la mesure où elles honorent surtout les oubliés de l’Histoire. »

Diverses histoires constituent ce livre. Elles s’entrecroisent parfois. Celle de Philippe Raichlen croise celle de l’oncle Jef. Tous deux se sont retrouvés au 1er R.C.P. parachutistes de la France libre. Cela n’allait pas de soi. Bien qu’appartenant à une famille de résistants – le père de Jean et Olivier Rolin était médecin dans le camp gaulliste –, l’oncle Jef a failli s’engager dans la Légion des volontaires français (L.V.F de Doriot) et partir combattre sur le front soviétique. Rolin y faisait plus qu’allusion dans Le Pont de Bezons.

L’autre parallèle à dimension autobiographique concerne le père de l’écrivain. Il a vécu les mêmes batailles que Jean-Pierre Grumbach, devenu Melville, sur le front d’Italie. Il le raconte à son fils, un soir, dans un restaurant, alors que le prénommé Jean sort amoché d’une bagarre alcoolisée avec des marins-pêcheurs de Granville. Le détail sur cette soirée peut sembler anodin ; il dit tout de l’art de Rolin fait de pudeur et d’ironie.

Contourner des précipices

On aimerait en savoir plus sur le personnage de Raymond Couraud désigné comme « militaire et gangster français ». Il fait partie du commando qui attaque, en mars 1942, la base sous-marine de Saint-Nazaire, forteresse tenue par l’occupant. Sa compagne, Mary Jayne Gold, le rebaptisa « killer », mais son activité parfois criminelle n’y était pour rien. Cette femme a, par ailleurs, joué un rôle essentiel dans le circuit monté à Marseille par Varian Fry pour exfiltrer un grand nombre d’exilés allemands et autrichiens traqués par les nazis. Parmi eux, Alma Mahler et Franz Werfel, «[…] habitués à recevoir un traitement de faveur ». Dans le roman, tous deux ne comprennent pas vraiment la situation, et la veuve du compositeur se plaint souvent : « Il fallait contourner des précipices » et « lorsqu’on glissait il n’y avait que des chardons pour se retenir ». Le passage des Pyrénées est de fait une épreuve redoutable. Le froid, la dangerosité du terrain souvent escarpé, proche de gouffres, la faim qui tenaille le clandestin en route, le mauvais équipement de la plupart d’entre ces fugitifs, sans parler de l’état de santé de beaucoup, rend ce moment périlleux.

Le plus célèbre des fugitifs est sans doute l’écrivain Walter Benjamin. Un couple, les Fittko, lui vient en aide, et Lisa, l’épouse, racontera : « Une pensée d’une limpidité de cristal, une force intérieure indomptable, et avec tout ça empoté comme pas permis. » Pas sûr que les zélateurs du philosophe apprécient, note Rolin qui ne développe guère « par crainte de mécontenter le cercle désormais nombreux, et parfois ombrageux, de ses lecteurs ».

Des aviateurs états-uniens ou anglais franchissent également les Pyrénées, et certains se comportent de façon héroïque pour aider un compagnon blessé ou franchir seuls, sans boussole, se guidant aux seules étoiles et au soleil, ces espaces glacés.

Il vaut parfois mieux passer seul. La guerre et les circonstances singulières qu’elle crée rendent méfiant. Si Couraud est quelquefois gangster, les passeurs sont aussi cupides, voire voleurs. Certains refusent d’aider les fugitifs juifs, d’autres, à l’instar de Cabrer ou Cabrera, dont le narrateur relate la trajectoire, sont des agents doubles ou multiples. Ce Cabrer, censé aider Jacques Grumbach, journaliste et conseiller général socialiste, œuvre pour les services de renseignement français et espagnols (franquistes serait plus juste). Il aurait lutté du côté des Républicains, il est bien loin d’en avoir la grandeur. On le voit mal au côté d’Orwell par exemple.

On a retrouvé le squelette de Jacques Grumbach dans un fossé, après la guerre. Près de lui, un chapeau. Son frère, Jean-Pierre Grumbach, dit Melville, parlait parfois de ce deuil. Lui-même s’était engagé tôt dans les réseaux gaullistes. Jean Rolin note que Melville portait toujours un Stetson et des lunettes Ray-Ban. C’est une partie de sa légende, laquelle n’est pas toujours des plus lumineuses.

Cet ouvrage est l’occasion de lire ou relire Peleliu du même auteur, récemment édité dans la collection « La petite vermillon » chez La Table ronde, et qui se déroule de septembre à novembre 1944, dans l’archipel des Palaos ; ou de Crac, consacré aux châteaux forts bâtis par les croisés. Le canon y tonne plus lointain cependant que sur la ligne Gustav, dans la nuit du 11 au 12 mai 1944.

N. C.

Jean Rolin, Tous passaient sans effroi P.O.L, 160 pages, 18 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny