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Je suis toujours là, de Walter Salles :
la gloire de la mère
Par Dominique Masdieu, animatrice littéraire
Walter Salles relate l’enlèvement d’un ancien député travailliste, Rubens Paiva, par la dictature militaire, dans le Brésil des années 1970. Dans cette œuvre de fiction, le cinéaste adopte le point de vue de son épouse, Eunice, qui devient une figure de résistante sous les traits de la comédienne Fernanda Torres.
Par Dominique Masdieu, animatrice littéraire
Ils sont cinq enfants dans une grande maison au cœur de Rio de Janeiro. Il n’y a qu’une rue à traverser pour rejoindre la mer. Et ils vont et viennent, pieds nus, en maillot, de la cuisine à la plage, de la plage à la cuisine. Heureux, insouciants, chaperonnés par un couple de bourgeois aisés. La mère, Eunice Paiva (Fernanda Torres) travaille à les élever. Le père, Rubens Paiva (Selton Mello), ancien député travailliste, ingénieur. Elle est belle, élégante et simple. Il est jovial et secret. La femme de maison leur est dévouée. Il règne, sous leur toit, une liberté de parole, de comportement et de pensée.
On danse la samba, on mange des glaces, on accueille les amis et les chiens égarés, on joue au volley et au baby-foot. Personne ne paraît prêter attention au défilé, dehors, de convois militaires. On est en 1971, au Brésil, sous la dictature militaire. Tous semblent l’ignorer. Le bonheur est même décuplé par les images sautillantes que filme l’aînée, armée d’une caméra super 8. Celle de Walter Salles se tient au plus près des visages, pour attraper un sourire, un geste. Elle tourne autour des corps, discrète et délicate, en diffuse l’harmonie dans la lumière chaude du foyer. Un jour, des hommes en cuir noir débarquent dans le salon. La mère ne comprend pas. Le père conserve son regard doux.
Walter Salles a choisi de raconter le drame de la disparition du père du point de vue d’Eunice, mère vaillante et forte, femme aimée et aimante, mais tenue à l’écart de la politique et des activités de son mari. Quand celui-ci est embarqué, le sourire qu’il adresse à sa famille laisse un trouble tenace, et fait écho au titre du film. Sa femme se tient droite alors que tout s’effondre. Son combat pour savoir ce qu’est devenu son époux durera des années.
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« Souriez ! »
Adolescent, Walter Salles a fréquenté cette famille, les Paiva, et l’envie de raconter leur histoire ne l’a pas quitté. Pour la reconstruire, le réalisateur de Central Do Brasil (1998) et Carnets de voyage (2004) s’est inspiré du récit d’un des fils de Rubens et Eunice, Marcelo. À la fin du film, les vrais protagonistes de ce drame apparaissent sur des photos d’archives. La même gaîté que dans le film en émane.
Après la disparition du père, la mère et la fille aînée sont arrêtées à leur tour. Elles partent, des cagoules sur la tête, pour être emprisonnées, puis interrogées. Mais elles ne savent rien. Ne comprennent rien. Les spectres de la torture et de la mort rôdent dans les couloirs sombres. À sa sortie, Eunice Paiva doit prendre en main l’économie du foyer, elle vend le terrain de leur future maison et déménage toute la famille à Sao Paulo.
Commence la deuxième partie du film. La légèreté de la vie s’est évanouie. L’important est d’en garder l’énergie. « Souriez ! », répète Eunice à ses enfants lors d’une séance photo où le journaliste requiert l’air triste de ceux qui ont perdu un être cher. Et tous sourient, c’est comme un acte de résistance.
Le film retrouve Eunice Paiva des années plus tard, en 1996, occupée à taper sur une machine à écrire un discours sur « les voleurs de terre ». Elle est devenue avocate et défend les droits des peuples autochtones. Je suis toujours là est son portrait, porté par une bande originale formidable composée par le musicien et compositeur australien, Warren Ellis. Il a d’autant plus d’impact qu’Eunice est incarnée par Fernanda Torres, comédienne, prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986, très appréciée au Brésil.
En lice pour les Oscars 2025 le 2 mars, le dernier film de Walter Salles est devenu un phénomène au Brésil où 3,5 millions de spectateurs sont venus découvrir la chronique de cette famille survivant à l’assassinat du père par la dictature militaire.
D. M.
Je suis toujours là, film brésilien (2 h 17) de Walter Salles. Avec Fernanda Torres, Selton Mello, Fernanda Montenegro.
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