Boualem Sansal :
peintre de la catastrophe et du désarroi

L’écrivain algérien, auteur de neuf romans, est toujours en prison. Il a été arrêté le 16 novembre par les autorités algériennes pour « atteinte à l’intégrité du territoire national ». S’il a pu prendre des positions que l’on pourrait considérer comme discutables, sa libération ne souffre aucune restriction, martèle notamment son éditeur français, Gallimard. Éclairage.
Par Mustapha Harzoune, journaliste

L’écrivain algérien, auteur de neuf romans, est toujours en prison. Il a été arrêté le 16 novembre par les autorités algériennes pour « atteinte à l’intégrité du territoire national ». S’il a pu prendre des positions que l’on pourrait considérer comme discutables, sa libération ne souffre aucune restriction, martèle notamment son éditeur français, Gallimard. Éclairage.

Par Mustapha Harzoune, journaliste*

Le 12 décembre, les éditions Gallimard ont publié un communiqué commençant par ces mots :

« Chers amis,
Nous avons tous été profondément choqués et attristés par l’arrestation, l’incarcération et l’inculpation de notre ami Boualem Sansal, victime d’avoir défendu, en mots comme en actes, ces choses humaines qui nous sont si chères et naturelles : les libertés individuelles, le goût pour la vérité, le droit de création, d’expression et de publication
. »

Le romancier algérien Boualem Sansal a été arrêté par les autorités algériennes le 16 novembre dernier, à son retour d’un séjour en France. Âgé de 75 ans, il a été entendu par le parquet antiterroriste d’Alger et risque la perpétuité pour « atteinte à l’intégrité du territoire national », selon l’article 87 bis du Code pénal algérien. « Cet article prévoit « la peine de mort », parfois prononcée par les tribunaux algériens, mais jamais appliquée depuis 1993. », rappelle un article du Figaro du 28 novembre.

Le 11 décembre, alors que sa demande de remise en liberté était rejetée, Maître François Zimeray, son avocat, indiquait se donner « quelques jours » avant de saisir l’ONU pour dénoncer des entraves aux droits de la défense.

Pour Algérie patriotique, organe de presse officielle algérienne, Boualem Sansal, « a toujours pu circuler librement entre les deux rives de la Méditerranée, l’Algérie et la France », et ses livres sont disponibles en Algérie. « Si ce fasciste vient d’être arrêté en Algérie, a déclaré cette même source, c’est pour ses engagements et ses prises de position pro-sionistes et pro-marocaines, c’est-à-dire en tant qu’agent avéré et invétéré du sionisme et du Makhzen [1]. »

L’arrestation

Officiellement, Boualem Sansal a été arrêté pour avoir déclaré, le 2 octobre au média français d’extrême droite Frontières : « Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc : Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara. Toute cette région faisait partie du royaume[2].» C’est cette déclaration qui aurait heurté « le sentiment national des Algériens[3]». Pour autant, la décision d’Alger pourrait aussi s’expliquer par le soutien récent de la diplomatie française aux thèses marocaines sur le Sahara occidental et par l’attribution du prix Goncourt à Kamel Daoud pour Houris (Gallimard). La plus prestigieuse récompense littéraire française a en effet été décernée pour la première fois le 4 novembre 2024 à un écrivain algérien. Ce qui aurait pu être un motif de fierté de l’autre côté de la Méditerranée est perçu comme un affront dans la mesure où Kamel Daoud aborde frontalement, par le biais d’un personnage de femme rendue muette par une tentative d’égorgement, le silence et les non-dits imposés aux Algériens sur les événements de la décennie noire 1992-2002, la loi d’amnistie et le traitement mémoriel de cette guerre civile…. Kamel Daoud n’est pas Boualem Sansal, les problématiques concernant les deux auteurs, et leurs prises de position politiques, diffèrent, mais la concomitance des deux « affaires » les rapproche.

En Algérie, Boualem Sansal serait « le pantin du révisionnisme anti-algérien », d’après l’Algérie Presse service (APS[4]). En France, nombreux découvrent, s’étonnent voire s’émeuvent de l’entretien de l’écrivain avec le média Frontières, se demandent de quel côté de l’échiquier politique il se positionne et regrettent de ne pouvoir lui en parler. Boualem Sansal et Kamel Daoud seraient des intellectuels algériens « promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française[5]», estime le sociologue Nedjib Sidi Moussa dans un entretien à Mediapart. Il y reprend l’ensemble des griefs faits à l’écrivain, parfois présenté comme « raciste, colonialiste et réactionnaire ». Il lui est régulièrement reproché des « idées nauséabondes » : on lui prête de dénoncer « l’islamisation de la France » et de reprendre à son compte l’idéologie du « grand remplacement[6]». Accusation que d’aucuns jugent infondée : Nedjib Sidi Moussa étiquette ainsi Sansal comme membre de « l’élite francophone », entendre ici déconnecté du « petit peuple[7]». En Algérie, les courants islamistes l’accusent d’être du « parti de la France ».

Le 26 novembre, un autre sociologue, Mouloud Améziane, parle du « double naufrage de Boualem Sansal et Kamel Daoud » et présente le premier comme « un pseudo-intellectuel qui a multiplié les amalgames dangereux »,avant de chapitrer : « L’intellectuel a une responsabilité : celle de refuser les simplifications, de combattre les oppressions sans en cautionner d’autres[8]» Boualem Sansal aurait pu, ou dû, refuser cet entretien. Mais là n’est plus la question.

Tandis que des tribunes appellent à une défense de l’écrivain « par principe » – autrement dit en se pinçant le nez[9] –, un comité de soutien demande, sans bémol, aux autorités françaises de tout mettre en œuvre pour que Boualem Sansal soit libéré le plus rapidement[10]. Il est à l’initiative de la Revue politique et parlementaire, présidé par Catherine Camus, fille d’Albert Camus dont paraissent des lettres posthumes plaidant en faveur d’Algériens condamnés à mort par la France, Actuelles IV (Gallimard).

L’illustrateur Riss (Charlie Hebdo) ou le journaliste Éric Fottorino dans Le 1 Hebdo ne tergiversent pas : « Pas plus que de s’être rendu en Israël ne fait de lui un ennemi de la Palestine, avoir parlé via un canal zemmourien (la chaîne Frontières) ne fait de lui un propagandiste de l’extrême droite qui combattrait l’immigration. Et qui sait à quel point être indigné, et n’être pas entendu, peut pousser à s’exprimer jusque dans des lieux tenus pour indignes ? Pour autant, sa parole libre ne saurait en rien justifier son sort ni la tiédeur palpable des soutiens de LFI. », écrivent-ils[11]. Pour l’écrivaine tunisienne, Hélé Béji, Boualem Sansal « fait les frais d’un contresens fâcheux. […] Ceux qui en font un héraut de leur fantasme de « civilisation » ne l’ont pas lu, pas plus que ceux qui l’accusent de trahison[12]».

Boualem Sansal est toujours emprisonné. Maître François Zimeray a rappelé que « quelles que soient les blessures invoquées et les sensibilités heurtées, elles sont indissociables de l’idée même de liberté, chèrement conquise en Algérie[13]».

« Il nous est pénible d’entendre des voix qui réservent ou mesurent aujourd’hui leur soutien à Boualem Sansal, au nom de positions qu’il a pu prendre sur des questions historiques ou sociales touchant à son premier pays, poursuit le communiqué de Gallimard du 12 décembre. Ces personnes oublient trop vite que la démocratie ne peut être que délibérative ; et que garantir les conditions des débats qui l’animent, notamment en préservant les écrivains de toute mise au silence arbitraire, c’est gager toute notre vie collective, mais aussi nos propres paroles à venir, sur un socle sûr : celui de la liberté critique – aussi caustique et impertinente qu’elle peut être chez notre ami. » Et de conclure :« C’est pourquoi la libération de Boualem Sansal est un impératif non négociable. Elle ne souffre aucune restriction, aucun atermoiement. »

Génération Sansal

Boualem Sansal est né le 15 octobre 1949 à Theniet El Had dans l’Ouarsenis algérien. Il appartient à cette génération qui a grandi pendant la guerre de libération (1954-1962) et qui a baigné, entre 1965 et le début des années 1970, dans l’effervescence d’Alger transformée en capitale des mouvements et personnalités anticolonialistes et révolutionnaires. De cette génération, l’écrivain et journaliste Tahar Djaout (1954-1993) avaient écrit, quelques mois avant son assassinat par un commando islamiste : « Comment une jeunesse qui avait pour emblèmes Che Guevara, Angela Davis, Kateb Yacine, Frantz Fanon, les peuples luttant pour leur liberté et pour un surcroît de beauté et de lumière, a-t-elle pu avoir pour héritière une jeunesse prenant pour idoles des prêcheurs illuminés éructant la vindicte et la haine, des idéologues de l’exclusion et de la mort[14] ? »

Boualem Sansal a fait l’essentiel de sa scolarité en langue française c’est-à-dire avant la mise en œuvre, dès 1963, d’une arabisation idéologique menée « à la hussarde[15]» de l’école algérienne qui a conduit à remettre en cause la langue française, à islamiser la société et à endoctriner, « méthodiquement[16]» des générations d’élèves, dans un pays historiquement plurilingue. Pas étonnant de lire dans Le Serment des barbares (1999), son premier roman ce constat : « L’Éducation nationale de la république forme des êtres sans défense, elle met les parents à la torture, elle sème la haine, la mort et la désolation. Elle est xénophobe, misogyne, crétine à casser des pierres. Sur dix mioches qui entrent à l’école, un seul, un chanceux aux nerfs d’acier, arrive à bon port. […] Elle est à détruire[17]».

Abdelkader, le père de Boualem, était originaire du Rif marocain, région frontalière marquée par une forte tradition migratoire, notamment en direction de son voisin de l’est. Sa mère, Khadidja Benallouche, est allée à l’école et y a reçu une éducation occidentale[18]. Son père meurt alors qu’il n’a que cinq ans. Boualem est enlevé par sa belle-famille, confié à une mère de substitution, et sa propre mère est chassée. « Il n’est vraiment pas bon de vivre avec ses propres secrets, il faut les percer ou mourir », confie-t-il dans son très autobiographique roman Rue Darwin (Gallimard, 2013).

Ces secrets sont les siens, ceux d’une vie en fragments dont il ne connaît pas toutes les pièces et qui laisse comme un trou noir sur l’origine et la filiation. À huit ans, sans explication, il est expédié à Alger où il retrouve sa mère. Sansal fait dire à Yazid, son double de Rue Darwin : « J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais, et quel mauvais sort m’attendait. Quelles autres questions ? J’étais l’enfant du néant et de la tromperie, je devais me sentir bien seul et triste. Et écrasé par la honte, comme je l’ai été tout au long de ma vie ». Boualem alias Yazid s’interroge : « Je n’ignore pas seulement mes origines, qui est mon père et qui est ma mère, qui sont mes frères et mes sœurs, mais aussi quel monde est ma terre et quelle véritable histoire a nourri mon esprit ». L’histoire individuelle rejoignant l’histoire collective, pour celui qui se définit d’abord comme le « fils de l’Algérie », « chaque homme de ce pays doit retrouver sa colline oubliée[19]. »

Malgré son goût pour les livres, les personnages nouveaux et les auteurs rares[20], le jeune Boualem ne verse pas dans les études littéraires. Il fait des études scientifiques, devient ingénieur de l’École nationale polytechnique et docteur en économie, et donne dans l’enseignement, l’entrepreneuriat, puis dans l’administration au titre de haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien.

En 1972, il s’installe à Boumerdès,ville côtière située à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Alger. En 1973, il y épouse Anicka, une étudiante tchèque en anthropologie avec qui ils auront deux enfants qui vivent aujourd’hui à Prague. Il s’est remarié, avec Naziha, enseignante de mathématiques à Boumerdès, qui est poussée à démissionner quand Boualem Sansal est limogé en 2003. C’est son ami Rachid Mimouni (1945-1995), l’auteur en 1982 du Fleuve détourné (Pocket, 1993), qui le pousse à écrire.

L’écrivain vigie

Boualem Sansal est l’auteur de neuf romans[21]. De formation scientifique, il montre dans son œuvre et son écriture un goût pour la poésie et le facétieux, une attention à la marche du monde et au devenir de l’humanité. Toute l’humanité. Réduire Boualem Sansal à quelques caricatures condamnerait à amenuir une œuvre romanesque dense, efflorescente, fourmillant de digressions, de réflexions et de mouvements. De transformations aussi. Encore faut-il se donner la peine – le plaisir – de le lire. Quitte à trahir cette dimension protéiforme, on peut dégager quelques lignes fortes de ces romans, depuis Le Serment des barbares (1999) jusqu’à Vivre : le compte à rebours (2024), entre polar et science-fiction.

Tout commence par et en Algérie, et ce besoin de comprendre les ressorts de la tragédie de la décennie noire ou guerre civile algérienne. Tout se poursuit, comme par nécessité, avec la question religieuse, dans sa version islamiste : de l’endoctrinement à la barbarie déployée à l’échelle du pays – son pays – pour en mesurer les velléités planétaires. La dictature est la grande affaire de Sansal. Celles dont il a été le témoin. Celles à venir et qu’il annonce. Ici, une dictature peut en cacher une autre. L’écrivain vigie traque les signes de la « soumission heureuse » au cœur même de nos modernes sociétés.

Les premiers romans de Boualem Sansal questionnent les mécanismes historiques collectifs, les remugles de la psychologie individuelle et des foules, l’origine et les points de bifurcation : « Les évènements lourds ont toujours une genèse embrouillée qu’il faut savoir dévider. En tout cas, rien n’arrive s’il n’a déjà une origine et un début d’histoire[22]. »

En 1999, Le Serment des Barbares ouvre les investigations. Un policier, proche de la retraite, enquête sur un double meurtre. Sansal, impitoyable et audacieux, plonge les mains dans le cambouis de l’histoire algérienne, d’avant et d’après l’indépendance. Tout y passe : colonisation, luttes intestines du mouvement national, réseaux financiers et d’influence… Les méandres de la société émergent des mille et un tableaux insérés comme autant de miniatures. Il dissèque un système qui, « en trente années », a fait accumuler aux Algériens « mille longues années de lamentations ».

Quatre ans plus tard, dans Dis-moi le Paradis, il récidive, brocarde nommément Bouteflika, ce « nabot surdimensionné du toupet » qui s’envoie « des Molotov à la gueule en en appelant à la concorde[23]. » Il expédie l’histoire nationale en une trentaine de pages, épinglant le « plus impitoyable dictateur que la terre ait porté », à savoir Boumediene et ce « régime algérien [qui] tue avant d’envisager d’autres solutions moins radicales ».

Ce réquisitoire (Le Serment des barbaresL’Enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le paradis, Harraga), se double, dans Le Village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller (2008), d’un sacrilège : comparer islamisme et nazisme, avec, au passage, un hommage à Primo Levi, oser débusquer les silences de la sacro-sainte doxa nationaliste version FLN. En exergue, Boualem Sansal fait dire à l’un de ses personnages : « Il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis. Je m’en fiche, ce que j’avais à dire, je l’ai dit, point, et je signe : Malrich Schiller. »

Déjà, Le Serment des barbares se terminait par ces lignes, en forme d’apostrophe à son lecteur-citoyen : « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins. » En 1966, un poète algérien, Ahmed Azeggagh, dénonçait déjà « les cartes truquées de la mémoire servile[24]. »

Miroir de la société algérienne

Dans L’Enfant fou de l’arbre creux (Gallimard, 2000), Pierre, qui débarque en Algérie en quête de ses origines, croise Farid, algérien du cru. Condamnés à mort, ils partagent la même cellule. Le Français d’Avallon et l’Algérien d’El Harrach se racontent. Broyés par la même histoire, ils sont condamnés au même avenir. Ce sont deux « mutants » : Pierre, l’« hybride », le « cosmopolite »,  et Farid, « l’Algérien», « mort de l’intérieur », à qui l’on avait fait perdre le sens du bien et du mal, mais « décidé à ne se reconnaître aucun lien avec ces bâtards autoproclamés nos frères en religion et nos maîtres en droit ». Ces deux-là sont liés par « un serment d’amour dont ils ne viendront jamais à bout ». Dans Dis-moi le paradis (Gallimard, 2003), s’esquisse les contours de la rencontre, de la fraternité et des amours, une tectonique des peuples à faire vaciller l’instrumentalisation des mémoires et des migrations.

À chaque fois que Sansal promène son miroir le long des chemins de la société algérienne, il en rapporte du nouveau. L’émigration dans Harraga (Gallimard, 2015) où Lamia, docteure en pédiatrie et célibataire, rencontre Chérifa, Lolita de seize ans, engrossée par un apparatchik du régime. Les deux femmes sont embarquées sur un rafiot qui prend l’eau de toutes parts. Le bateau se nomme Algérie et, avant de couler, corps et âme, « les enfants de la perdition » préfèrent quitter le navire quitte à y laisser leur peau. Ce sont les « harragas », des « brûleurs de route », des « candidats au suicide », celui de la migration ou de l’exil. Sofiane, le frère de Lamia, est du lot. Boualem Sansal dit l’étrangeté de l’Algérie, cette « malédiction qui se perpétue de siècle en siècle. […] Nous sommes tous, de tout temps, des harragas, des brûleurs de routes, c’est le sens de notre histoire. » De Camus à Mimouni, du paysan kabyle des années 1920 aux intellectuels algériens des années 1990 : « De la terre natale nous attendons l’abondance et la joie, pas ça, l’exil et la mort ».

Sansal démonte la mécanique totalitaire

Les écrivains algériens ne sont pas « des diseurs de bonnes aventures », écrit Sansal, mais les « peintres de la catastrophe et du désarroi [25] ». La « catastrophe » porte un nom : dictature, et prend la figure de la soumission de l’individu au groupe ou l’aliénation de la liberté. Dictature des religions d’abord, et au premier chef de l’islamisme. Paru en 2015, le roman 2084. La fin du monde, décrit un totalitarisme orwellien version islamiste. Entre fiction et réalité, Boualem Sansal anticipe et invente un empire, l’Abistan, dirigé par un Grand Commandeur, entouré de 40 Honorables de la Juste Fraternité, d’agents de l’Appareil qui surveillent toutes et tous, capables, « grâce à un appareil télépathique », de s’insinuer jusque dans les crânes pour y épier les moindres pensées.

Un seul et unique livre, le saint Gkabul, suffit pour édifier les ouailles abistanes qui ne disposent plus que d’une langue, tout aussi exclusive, sacralisée et divinisée. Cette langue du devoir et de l’obéissance a chassé la langue d’avant, celle qui « inclinait à la poésie et à la rhétorique ». Sansal démonte les rouages de la mécanique totalitaire : instances de coercition, novlangue, soumission, abêtissement, effacement de la mémoire…  L’esprit de dissidence se cache dans un triptyque : « liberté », « vérité » et « poésie ».

Mais 2084 évoque aussi une autre dictature, en gestation, en Europe ou en Occident cette fois. Les ressorts de la soumission y sont comparables : instrumentalisation des peurs ; ignorance ; mensonge fait argument ; novlangue (celle des médias, réseaux sociaux, tribunes…) ; logiques binaires et fabrication de boucs émissaires ; représentations mentales de peuples désindividualisés, essentialisés… Ainsi, chez Sansal, le Sud et le Nord, l’Occident et l’Orient, les religieux et les laïcs, les croyants et les athées… seraient confrontés aux mêmes peurs, aux mêmes détresses, face aux mêmes impasses.

En 2018 – trois ans après les attentats de 2015 –, l’écrivain récidive avec Le Train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu. Le péril ne relève plus de la dystopie, il est là, au cœur de cet « Occident parfait »devenu« sanctuaire menacé », « paradis perdu »parce que… capitulard ! Enraciné au cœur d’un « vivre ensemble » où « l’administré » remplace « le peuple »,« l’envahisseur », « déjà maître invisible du monde »,est là, « caméléon » adepte de la « métamorphose », il se joue des faiblesses et des accommodements : « Le vent de la trahison et de la reddition a traversé la ville et pourrit les esprits », dénonce Sansal qui ajoute : « Quand le pays est attaqué, on ne court pas chez le fleuriste, on ne porte pas le deuil, on ne pleure pas, on enfile son jean, on chausse ses bonnes godasses et on va se mettre dans la queue devant la caserne pour monter au front, ou se mettre en blouse et foncer à l’hôpital le plus proche du champ de bataille pour donner son sang et veiller les blessés. »La construction du roman déroute, Sansal se joue des idéologies, multiplie les méandres de la fiction et du réel, les détours d’une construction baroque où dédoublements, distorsions spatio-temporelles et mises en abîme tendent à montrer que la vérité ne se promène pas sur la belle et droite avenue de nos certitudes.

Une nouvelle alliance avec l’humanité

Si, face à la « catastrophe », Sansal appelle à résister et à ne jamais marchander sa liberté, c’est qu’il en va du commun, de l’unité et de la paix des peuples. Tel est le propos d’Abraham ou La cinquième Alliance (2020). Pour ce grand lecteur laïc et athée de la Bible, le ciment de l’humanité ne peut être la religion :« C’est au nom de Dieu et de son paradis que l’homme a fait de la terre un enfer [26]». En 2015, il écrivait déjà : « la religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité [27] ». Une fois de plus, il met en garde contre « la société secrète des Frères musulmans »qui« appelait à l’épuration religieuse, prélude à l’extermination finale, avec cette doctrine redoutable : Ne jamais céder, toujours avancer, et un plan en trois points : se déguiser, guetter, frapper à mort ».

Islamophobe ? Pourtant, ce que décrit Sansal court les gazettes et nombre d’études académiques. Dans Abraham ou La cinquième Alliance, ila décidé de réécrire la Genèse ou plutôt de reproduire la geste abrahamique, in situ, mais dans le temps qui va de la Première Guerre mondiale à 1948, année du partage de la Palestine mandataire. Projet monumental qui ne l’éloigne pas de son sujet de toujours : « Établir une nouvelle alliance avec l’humanité malade de sa bêtise et de son orgueil. »

Le thème est encore au cœur de Vivre. Le compte à rebours (2024) mais en mode science-fiction : « Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître […] et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. Elle met à votre disposition un vaisseau qui peut emporter trois milliards de passagers sur les huit que compte la planète. » La question est : « Que ferez-vous ? ». Quid de l’humanité ? Qui seront les « Appelés » ? Comment opérer la sélection et comment se prévenir des tares des « Terriens idiots » ? D’autant qu’« après des millénaires d’ignorance noire suivis de quelques siècles de relatives bonnes lumières et trois décennies de colonisation par les Gafam et les startups qui les alimentent en produits toxiques, l’humanité est entrée dans un temps inversé dans lequel l’intelligence, les sciences et les arts se développent dans les mémoires vives des ordinateurs pendant que l’ignorance et la bêtise s’agitent pompeusement dans les cerveaux stériles des hommes. »

Une éthique du commun

Si une nouvelle alliance doit advenir, pour Boualem Sansal, elle en passe par l’individu. Parce qu’il « n’est réductible à rien, il est la plus parfaite singularité de l’univers et véritablement la seule[28] », l’individu ne doit pas être anéanti par le groupe, dilué dans la foule, la communauté. Parce que « la soumission appelle à la dictature[29] », l’individu doit être « insoumis », combattre l’ignorance et l’amnésie. Il ne s’agit pas ici d’individualisme, mais au contraire d’une éthique du commun et de la rencontre.

Dans Abraham ou La cinquième Alliance, le patriarche et sa smala, forme, sur la route qui mène en Palestine, une troupe « de simples migrants clandestins soumis à la contingence et réduits aux expédients pour survivre ». Voire à s’« intégrer », car, « quand la porte est ouverte, le reste va de soi, on se visite, on se marie », d’autant que « l’éloignement a sa magie comme la proximité a la sienne, de même que l’étranger a son charme et le natif le sien ». L’Abraham de Sansal rétablie la complexité d’une pensée : invasion ou « grand remplacement » il y a, si et uniquement si la rencontre se solde par le refus de faire œuvre commune. Dans le roman, il écrit que le « nomadisme fait le peuple en mouvement » et la sédentarité « divise, exalte le soi ». Et de livrer le fond de sa pensée en matière de migration et de rencontre : « Le différent est le meilleur moyen pour engendrer le semblable, comme le semblable est la bonne source du pluriel, c’est de cette façon que le semblable échappe au clonage débilitant et que le différent échappe à l’enfermement dans des particularismes monstrueux[30]»

Mais pour cela, dit Sansal, il faut du commun, un socle en partage, du « désir » pour reprendre Renan, regarder dans la même direction, selon Saint Exupéry. Si l’unité d’un peuple reste un mystère, Sansal y voit au moins deux conditions : l’école –  « l’institution vitale entre toutes[31]» – et une langue commune :« Les pays qui n’ont pas de langues ou qui ont trahi la leur n’ont pas d’avenir[32]» Et cet avenir pourrait être porté par les francophones du monde entier à l’image de l’« l’Académie française [qui] s’est donné un Perpétuel venant des Lumières francophones. Nous allons vite, avant que les liquidateurs du françois ne relèvent la tête et ne se liguent contre lui, le prier de la rebaptiser « Académie francophone » et de lui trouver un hymne qui désigne nommément les ennemis[33] ».

Dans Le français, parlons-en ! (Le Cerf, 2024),le scientifique Sansal théorise : l’unité nationale « n’est pas la somme des chances et des compétences individuelles comme on peut le croire hâtivement mais leur soustraction ». Quant à la trinité républicaine, elle forme un tout : « Attention, si, récusant la trinité, les uns veulent seulement la fraternité et les autres uniquement la liberté ou l’égalité, c’est le cauchemar pour tous. Il n’y a pas de vente à la pièce, on prend tout, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ou on laisse tout et on va chercher le bonheur ailleurs[34]. »

Le compte à rebours

Le poète serait-il déjà sans illusions ? « L’amour n’aurait pas résisté, il n’est pas aussi fort qu’on le dit, le mensonge, la trahison, la colère l’écrasent d’un seul coup de talon[35]», écrivait Boualem Sansal en 2011. Hier, il s’efforçait encore de « dire le paradis », de « croire en la vie[36]». Face à « la dictature [qui] apparaîtra à tous comme une nécessité absolue » – version islamiste ou capitalistico-financière[37] – il louait la vérité, la poésie, la liberté, défendant mordicus sa propre liberté, quitte à ce qu’elle soit étiquetée « maladie honteuse[38] ». L’humanité avait encore un futur : « La révolution est là, dans l’idée intime qu’on est enfin prêt à bouger, à changer soi-même pour changer le monde[39]. »

Tout semble désormais remis en question. Dans Vivre. Le compte à rebours (Gallimard, 2024) le tic-tac est celui de l’« état effroyable de notre monde, le niveau de nos folies et la force de nos rancœurs », ou bien celui d’« un trou noir super-massif qui transformerait bientôt notre planète en feu d’artifice ». Le salut viendra du ciel, pas d’un dieu mais d’une « entité » d’une autre galaxie. Comme si l’humanité n’y pouvait déjà plus rien.

« Nos semblables que nous détestions abondamment parce qu’ils nous ressemblaient de trop près nous devenaient subitement aimables, nous les voulions éternels et heureux. Nous les regardions amoureusement de notre fenêtre, sur les écrans de nos télés, nous les croisions au Monoprix, dans le métro, c’était émouvant tout plein de les voir vaquer à leurs occupations sans avenir, qu’ils savaient au demeurant ne pas leur appartenir, leur quotidien leur suffisant plus qu’assez, nourris qu’ils étaient de l’idée des pauvres qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras[40]. »

M. H.

* Mustapha Harzoune est journaliste, spécialisé en littératures issues de l’immigration, membre de la rédaction de la revue Hommes et Migrations, et collaborateur au musée de l’Histoire de l’Immigration


Notes


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Mustapha Harzoune
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