« Professeurs, le mal de l’école »,
par l’émission « LSD, la série documentaire »,
sur France Culture
Milly La Delfa, professeur de lettres (académie de Paris)
À rebours de bien des témoignages sur la souffrance enseignante, cette série documentaire donne à entendre l’engagement des professeurs dans leurs missions et leur attachement aux élèves et à la mixité sociale. C’est quand ils ont le sentiment d’être maltraitants qu’ils se détournent. La série dresse ainsi un parallèle avec les métiers du soin.
Milly La Delfa, professeur de lettres (académie de Paris)
France Culture a consacré une série d’épisodes de son podcast LSD[1] aux enseignants. Johanna Bedeau, documentariste, leur tend le micro. Intitulée « Professeurs, le mal de l’école », cette série ne donne pas uniquement à entendre une parole enseignante désabusée, contrairement à ce que son titre semble annoncer. Au fil de quatre épisodes émergent des voix où vibrent la passion du métier et l’engagement auprès des élèves.
Pour tous, l’école est une chance, la chance de faire chemin ensemble, le temps d’une année scolaire, malgré la violence d’une institution qui n’offre pas souvent de moyens à la hauteur des bonnes volontés. Et un professeur de rappeler, à l’aune de sa propre expérience d’élève, que « le grand évènement de la vie, c’est quand on commence à aller à l’école ».
« Je voulais commencer par dire que je suis une prof heureuse[2] »
En s’appuyant sur des analyses de chercheurs et des interventions d’experts du système éducatif français, la série s’intéresse à la souffrance éprouvée par les enseignants face à l’impossibilité d’accomplir la mission dont ils se sentent investis. Mais elle est traversée par des déclarations que l’on a peu l’habitude d’entendre.
Est-ce parce que cela ne participe pas de l’image du corps enseignant exsangue et démissionnaire que se plaisent à véhiculer les médias ? Est-ce parce que l’on interroge les professeurs au moment où ils sont assommés par l’annonce d’une énième réforme, le Choc des savoirs, acte II, qui vient saper le travail d’appropriation de l’acte I, non encore digéré ? Ou est-ce parce que les professeurs ont globalement peu la parole dans les médias traditionnels ?
Quoi qu’il en soit, cette série radiophonique permet à certains d’entre eux d’exprimer leur attachement à leur métier. Ainsi, dans le premier épisode, Gaëlle, professeure de mathématiques depuis presque vingt ans, actuellement en poste au collège La Coutancière à La Chapelle-sur-Erdre, tient à débuter son témoignage par ces mots : « Je voulais commencer par dire que je suis une prof heureuse. Il y en a. Ce n’est pas facile au quotidien mais c’est un métier que je trouve passionnant, enrichissant, qui a du sens, justement de “faire société”. »
Jacques Donzelot, auteur d’un livre qui a choisi cette expression pour titre, « Faire société[3] », note sa dimension politique qui tend à se substituer au « vivre-ensemble » jusque-là utilisé. Elle prend un sens particulier lorsqu’elle émane d’un acteur scolaire, car l’école fait deux fois société : elle représente d’abord un lieu physique où professeurs, partenaires éducatifs et élèves forment une communauté à part entière. « Un drôle de lieu […] traversé par toutes les difficultés et les bonheurs de la société, c’est traversé par la vie. », comme le définit Benoit Falaise, historien, membre correspondant du centre d’histoire de Sciences Po et du collectif Territoires vivants de la République. Dans l’épisode où il intervient, il a poussé un long soupir avant de répondre à la documentariste qui l’invitait à « définir ensemble ce que c’est que l’école ». L’école fait société également parce que c’est entre ses murs que se fabrique la société de demain : « C’est le lieu où se dispensent les savoirs du moment […] parce que l’école n’est jamais là pour le moment, elle est toujours là pour le futur[4]. »
Ce qu’il y a de mieux dans l’Éducation nationale, ce sont eux – les élèves – et de loin[5]
Ce futur, il fait face, chaque jour, en chair et en os, aux professeurs. Ce sont ces élèves, de tous milieux, qui se croisent – ou devraient se croiser – à l’école. De nouveau, l’émission fait résonner l’attachement que les enseignants éprouvent, non pas pour un élève, une classe en particulier, mais pour les élèves, qui, chaque année, se succèdent devant eux. Camille Taillefer qui est professeure en Seine-Saint-Denis en témoigne à travers un discours à contre-courant de celui qui est majoritairement relayé : « On n’a pas envie d’aller dans le sens de tout ce qu’il se dit tout le temps car ça aussi, ça nous fatigue. Les élèves avec qui je travaille, ils font du bien à fréquenter. Parce qu’ils sont intelligents, ils pensent bien, ils ont une habileté sociale assez incroyable. Et si l’école est là pour construire du commun, on peut vraiment être rassurés quand on arrive dans une classe à Saint-Denis. Peut-être qu’on pourrait en parler comme ça. »
« Écrire l’histoire avec tout le monde[6] », tout en « développant la singularité de chacun », c’est le cœur même de la mission que Véro Deslandes, professeure d’EPS à la Coutancière, se donne à chaque rentrée. Les professeurs interviewés connaissent de l’école le temps long : celui d’une carrière embrassée jeune et qui se déroule jusqu’à la retraite. Si on ne naît pas prof, on le devient, et cette carrière dans l’enseignement prend une tout autre dimension. Marie-Hélène, professeure de lettres classiques, retrace l’importance qu’a eue l’école pour elle, d’abord en tant qu’enfant, fille de paysans, dont la « vie s’est élargie » en rentrant en primaire et puis en tant que professeure à l’enthousiasme sans cesse renouvelé : « L’école, cela me fait une place dans la vie. »
Un métier du soin ?
Lorsque Johanna Bedeau interroge la vocation d’une toute jeune professeure à peine entrée dans le métier, celle-ci répond « Je voulais aider. » L’enseignement serait -il devenu l’un de ces métiers qu’on nomme « métier du soin » (du « care » dit-on en reprenant le terme anglais) ? Lorsque l’on regarde sur le site du ministère de la Santé, les valeurs attachées à ces métiers : « Altruisme, solidarité, attachement, soutien, proximité[7] ». De quoi résonner avec certaines anecdotes que partagent les enseignants. Ceux-ci ont tout d’abord le rôle de passeur de savoir, mais certaines conditions d’élèves – les violences intra-familiales, un environnement de vie peu propice aux apprentissages – nécessitent de la part des pédagogues plus qu’une simple réflexion didactique. Barbara, qui est professeure à Saint-Denis, compte sur le pouvoir des histoires pour « aller toucher le cœur de ses enfants qui ont un empêchement d’apprendre ». Le texte est donné à entendre dans toute sa force impressive pour créer un lieu de confiance avec des jeunes qui n’y ont accès qu’à travers la lecture à voix haute que leur en fait l’enseignante. On a déjà fait un pas de côté par rapport à certains pseudo-attendus de l’enseignement des lettres. Le professeur devient conteur et soigne à travers ses mots le malaise scolaire qui touche parfois ses élèves.
Mais le soin va parfois plus loin. Pour permettre à des enfants de ne pas dormir en cours parce que, chez eux, ils dorment sur des bancs en bois, certains professeurs achètent des lits qu’ils apportent au domicile de leurs élèves. Ils s’inquiètent de ce qu’ils ont mangé, de leurs habits trop légers pour l’hiver. Barbara dénonce « l’imagerie critique et catastrophique»que l’on donne de ceux qui ne sont pas « des jeunes » et encore moins « des sauvageons », mais qui sont des enfants. À plusieurs reprises, au long de ces quatre épisodes, les témoins le rappellent : ils ne veulent pas faire « de misérabilisme », mais l’école publique accueille tous les enfants, même ceux invisibles aux yeux de la société.
Enseigner, c’est un acte politique
Construit à rebours d’une carrière, donnant d’abord à entendre des professeurs ayant déjà derrière eux un certain nombre de rentrées pour arriver en fin de série à ceux qui débutent, les épisodes sont jalonnés de prises de paroles qui expriment les difficultés ponctuelles ou plus générales que rencontre un enseignant. Leurs témoignages sont soutenus par des paroles d’experts, comme Philippe Mérieux dans le premier épisode, qui constate que les « enseignants sont abîmés », notamment par les réformes successives qui leur sont imposées à une cadence insensée, mais surtout par « l’écart entre un idéal » pour lequel ils se sont engagés et la réalité des moyens qui leur sont alloués.
C’est ce que cette série donne avant tout à entendre : un engagement profond des professeurs dans leur mission, et un manque de moyens qui vient entraver leur action au point parfois de les détourner du métier : « On a parfois l’impression de maltraiter les élèves, on voit ce qu’on doit faire pour eux et on n’a pas les moyens. » Que ce soit le manque de formation initiale – les professeurs interviewés racontent les errements des premières années harassantes et solitaires (« On est dans la survie »), la multiplication des profils d’élèves atypiques (dyslexiques, dyspraxiques, atteints de TDHA) – sans dispositif pour les accompagner, et un pilotage institutionnel qui ne fait plus confiance aux éducateurs, ces maltraitances professionnelles épuisent les professeurs.
Pourtant, c’est l’énergie et l’attachement aux élèves et à la profession qui se fait entendre dans cette série de LSD, à cette école publique garante de la promesse républicaine de permettre à tous les enfants d’emprunter la voie de leurréussite. Comme le confie Marie-Hélène dans un épisode, il ne faut pas occulter le fait qu’« être professeur dans le public et enseigner de surcroît en collège, c’est un acte politique. Donner à tous le viatique de la langue, c’est politique ».
M. L. D.
LSD, la série documentaire, de Johanna Bedeau, réalisé par Angélique Tibau, France culture, du 11 au 14 novembre 2024.
Épisode 1/4 : « Du désenchantement à la rupture » ;
Épisode 2/4 : « Un métier à vie » ;
Épisode 3/4 : « Faire classe » ;
Épisode 4/4 : « Profs en devenir ».
Notes
- [1] La Série documentaire est une émission podcastable diffusée du lundi au jeudi de 17h à 18h sur France Culture.
- [2] Gaëlle, épisode 1.
- [3] Jacques Donzelot, Faire société, La politique de la ville aux États-Unis et en France, Éditions du Seuil, 2003.
- [4] Benoit Falaise, LSD, « Professeurs, le mal d’école » épisode 1, 41e minute.
- [5] Marie-Hélène, épisode 2.
- [6] Camille Taillefer, épisode 1.
- [7] Ministère de la Santé et de l’accès au soin, page métiers et concours, mise à jour le 2-08-2024.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.