Madelaine avant l’aube, de Sandrine Collette,
lauréat du Goncourt des lycéens
Par Haude de Roux, professeure de lettres (académie de Paris)
Les délégués nationaux du prix Goncourt des lycéens ont élu, parmi la liste des sélectionnés, l’histoire de cette fillette débarquée dans un hameau de trois fermes comme une surprise, pour renverser l’ordre établi et rendre justice.
Par Haude de Roux, professeure de lettres (académie de Paris)
Le 28 novembre à Rennes, après deux mois de lecture intense des seize romans sélectionnés pour le Goncourt, les treize lycéens délégués nationaux ont élu Madelaine avant l’aube, de Sandrine Collette. Ce roman entre dans la vie des habitants du « Pays Arrière », emboîtant le pas lent et lourd d’Eugène qui marche aux côtés de son cheval Jéricho. Dès le prologue, un rythme s’impose à la lecture, aussi lourd que le pas des paysans habitués au malheur et à la terre lourde, trop pierreuse, qui ne donne pas assez. Eugène, angoissé, remonte jusqu’au hameau des Montées vers un malheur. Il en est certain. Le lecteur aussi. Cet incipit inquiète, car il immerge d’emblée dans la dure réalité d’un pays désolé, pauvre, où « la mort colle aux pieds des hommes depuis toujours ». C’est une terre inconnue d’un lieu inconnu, dans un temps intemporel comme cette fable. Les phrases, amples et musicales, entraînent dans un rythme porteur de mystères angoissants.
Après les premières pages d’une pénible ascension vers un drame, le récit se déploie avec le charme et les incertitudes du conte : peu de repères spatio-temporels, si ce n’est une nature belle, âpre et omniprésente qui accompagne l’homme dans la tourmente, toujours et à tout âge, puisqu’elle est le cœur battant du monde. Comme un apologue, le récit offre des symétries propres à faire passer l’essentiel : l’amour et les destinées de deux sœurs jumelles, épouses de deux hommes aux caractères contraires. L’une, favorisée des dieux par la naissance d’un fils, a le cœur dur. L’autre, Ambre, lumineuse et tendre, a été privée de la joie de la maternité. Son homme est vicieux. Celui de sa sœur Aelis est prévenant. La distribution des rôles et des caractères illustre ce que pense l’auteure, Sandrine Collette, « que la vie est mal faite ».
Au début du premier chapitre, un narrateur raconte à la première personne, et patiemment, la vie de ce lieu-dit, déroulant les événements antérieurs au drame comme pour mieux y préparer. Il installe le décor de ce pays oublié de tous, loin des chaleurs et de l’opulence que l’on devine ailleurs, où les héros partagent un destin commun lié à celui des bêtes et de la nature, parce que les rigueurs du climat n’épargnent personne. Des liens se tissent, profonds, qui s’éprouvent au cœur de silences entendus.
L’arrivée de Madelaine
« Par ces temps de misère » où semis, levée et récolte deviennent une obsession, où ce qui compte est « un bon grain panifiable », Madelaine entre dans la vie des gens du lieu-dit des Montées. À tous manquait une fille. Et cette fillette débarque. Comme par miracle. Rejoignant la fratrie constituée de Germain, Artaud et Mayeul, les fils d’Aelis, soudant la famille et les trois fermes.
Le prologue s’arrête au seuil du drame. Par un récit en analepse, un second narrateur prend le relais et prépare au pire. Il dit être devenu son fidèle et obstiné compagnon de route. Il l’admire cette fière enfant sauvage, toujours « la tête haute ». Madelaine est sensible, irréductible, indomptable. Son charme opère, son tempérament rétif, son courage émeut. Son caractère séduit aussi le lecteur car elle est celle qui refuse l’ordre établi, les règles cruelles et féodales. Par sa présence, elle dit fermement ce qui dysfonctionne.
Madelaine est la surprise que la composition non chronologique du récit envoie. Un cadeau. Le narrateur la suit partout, proche au point de sembler être dans ses pensées. Il est son double, lié par un sort commun, peut-être par une origine partagée. Le lecteur sent très vite cette précieuse connivence qui rend le conteur énigmatique. Qui est ce second narrateur ?
Affinités électives
Sandrine Collette semble désirer prendre le temps de dire la beauté de l’amitié, de l’union par le sang, par le labeur et par l’amour. Elle entraîne à travers bois et champs pour célébrer la couleur d’un ciel, sa couleur bleue qui est « celle du bonheur », pour suivre des yeux des oiseaux « fugueurs avec des ailes bleues » en communion dans le monde (ibid). Elle justifie les fugues de Madelaine qu’elle nomme ses « heures bleues » et qui sont nécessaires quand il y a un trop-plein de révolte en elle. Et le lecteur la comprend, l’accompagne.
La nature réconforte et permet de réaliser ce que le narrateur confirme : « Nous nous aimons voilà tout ». Comme on flâne, l’auteure s’attarde sur de précieux sentiments qui s’ourdissent de jour en jour, elle parle des sensations charnelles, physiques comme celle éprouvée tous les soirs par Madelaine, lorsqu’elle se sépare des trois frères, repartis dans leur ferme ; comme celle des yeux qui piquent à cause du gel ou de la peine.
Loin de longs silences de l’hiver obstiné, la richesse naturelle se partage également : champignons et baies, pommes et prunes si plaisantes à cueillir à la belle saison, car cette forêt « ravive notre enfance ».
L’emploi de la première personne du pluriel et le présent ouvre à l’universel et à l’actuel, au partage avec tout lecteur sensible, avide d’enseignements. Des phrases remuent l’adolescent, conquièrent le lecteur : « J’étais là. Les amis sont faits pour ça. Les amis n’abandonnent pas ». Ailleurs, d’amères vérités choquent mais plaisent : « Il en va des hommes comme des champs cultivés : leur importance est moindre que le plaisir des maîtres ». Des sagesses aussi : « Il ne faut pas être chagrin » ni user « nos forces à des questions trop grandes pour nous ».
L’auteure célèbre décidément la vie, dans le goût du pain chaud, dans la beauté des gestes de celui qui le fait cuire, dans la noblesse à s’acharner à sarcler un champ. Elle fait l’éloge du courage et de l’endurance de ces existences. Elle évoque avec pudeur la délicatesse des sentiments qui s’avouent « à voix basse » quand Artaud dit à Madelaine qu’elle est « sa préférence ». Pour elle, le lien filial et les affinités électives s’apprennent.
En guerre contre les fléaux
Au cœur de la sauvagerie naît une infinie pudeur, un univers implicite. Le lecteur n’est jamais forcé : il peut interpréter les signes, émettre des hypothèses. Des phrases,d’ailleurs, restent en suspens. Madelaine avant l’aube est une fable intemporelle : sa trame narrative offre un miroir d’une vie pas facile avec son lot de joie et de deuils immenses, de sentiments et de sujets qui concernent la jeunesse parce qu’ils sont de tout temps : « La violence sociale, les violences faites aux femmes, les cataclysmes naturels, l’amour et les liens familiaux », précise Sandrine Colette, interrogée par Élise Lépine pour le journal Le Point.
Or, pour dénoncer ce monde injuste et rude, il fallait une Madelaine, révoltée contre l’injustice d’une mauvaise distribution parfois de l’amour entre les humains. « Les maîtres sont les maîtres » : Madelaine refuse cet état de fait et la tradition selon laquelle les hommes prennent la meilleure part et pèsent de toute leur autorité. Elle s’insurge contre la sauvagerie d’Ambroise-Le-Fils, pire que le père, et contre la misère qui pèse sur les terres. Madelaine dans « son entièreté et sa façon d’ouvrir des brèches » est en guerre contre les fléaux.
L’événement terrifiant est reporté aux plus loin possible, puis survient au chapitre 4. Alors l’écriture et les événements s’accélèrent, le rythme et les cœurs s’emballent. C’est étonnant et pas tant que cela. Le monde domestiqué tend à disparaître. Avec « l’aube » se tient une promesse, et l’idée restée gravée qu’il faut « profiter du monde », des « fils tissés, croisés qui vont de l’un à l’autre », si serrés qu’ils permettent, même au cœur de l’hiver de « tenir ensemble ».
H. de R.
Sandrine Collette, Madelaine avant l’aube, Jean-Claude Lattès, 248 pages, 20,90 euros.
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