Les Bonnes, de Jean Genet :
le fantasme morbide des robes de Madame
Par Philippe Leclercq, critique
Régal de construction dramatique, la plus célèbre pièce de Jean Genet, inspirée par l’affaire des sœurs Papin, est jouée au Théâtre 14 puis part en tournée. La mise en scène pétulante de Mathieu Touzé souligne, au-delà du conflit de classes, l’importance de l’inversion des identités et du travestissement.
Par Philippe Leclercq, critique
Dans un décor d’un blanc lilial, une femme, assise à sa coiffeuse, se poudre le visage. C’est Claire, une bonne, qui joue à être Madame, sa maîtresse. Elle est rejointe par sa sœur Solange, bonne elle aussi, qui joue à être… Claire. Comme tous les soirs, en l’absence de Madame, les deux domestiques se livrent au même cérémonial. Il s’agit, par ce renversement cathartique des rôles, de mettre en scène la haine qu’elles éprouvent pour leur patronne en même temps que le dégoût de leur propre condition sociale. Leur détestation est telle qu’elles ont déjà fait emprisonner Monsieur et qu’elles tentent maintenant d’empoisonner Madame. Or, l’échec de leur plan, loin de les conduire à renoncer, les pousse au sacrifice : Claire, reprenant son rôle de Madame, finit par boire la tasse de tilleul empoisonné, destinée à leur maîtresse.
La trivial au rang du grandiose
Du théâtre jusqu’au vertige. Dédoublement, travestissement, mise en abyme, jeu de rôles, mélange des genres… Les Bonnes, la plus célèbre pièce de Jean Genet, créée par Louis Jouvet à l’Athénée en 1947, est un régal de construction dramatique. L’argument s’inspire d’un fait divers survenu en 1933 : le double meurtre inexpliqué de leur patronne (et de sa fille) par les sœurs Papin, orphelines élevées en institution religieuse et à son service depuis sept ans. « L’affaire Papin », comme on dit alors, inspira également le scénario de La Cérémonie, de Claude Chabrol, en 1995. La pièce de Genet, qui fit scandale à l’époque de sa création, est depuis, quant à elle, devenue un classique étudié en classe de première dans le cadre thématique de la relation maîtres-valets.
Le théâtre, selon Genet, est le lieu de l’allégorie et du conte. Il est l’endroit par excellence de la mise en scène, d’un exercice rituel où tout se joue, et doit être joué à un haut degré d’intensité et de concentration un peu solennelle. Son théâtre commande des gestes d’une lourdeur quasi liturgique, conscients de leur poids symbolique, de leur portée métaphorique qui ne s’accorde pas ou peu avec un certain réalisme que Genet avait en horreur. La richesse provocatrice de son écriture pousse le rituel du jeu à l’extrême ; elle en renouvelle l’acte de représentation, envisagé comme une cérémonie, un mystère d’alchimie poétique, politique et révolutionnaire, capable de changer les pets en perles, les crachats en diamants. L’œuvre théâtrale (et romanesque) de Jean Genet, c’est le trivial hissé au rang du grandiose et de l’universel.
Enfer blanc
Le metteur en scène et co-directeur du Théâtre 14, qui connaît bien son Genet, le sait, et il a choisi d’en livrer une lecture follement décalée, queer et choc, kitsch et pop. Sur scène, l’espace est dépouillé et compliqué à la fois. Rappelons que l’action se déroule dans la chambre à coucher de Madame. C’est ici, sur la scène parisienne, moins une alcôve bourgeoise qu’une citadelle à assaillir, avec ses petits escaliers et ses différences de niveaux qui rendent la circulation malaisée, instable, comme la situation précaire des deux bonnes en sursis. Le décor est blanc, y compris les objets, ostensiblement factices, comme les fleurs. Pas moins que chez les bonnes, l’intérieur de Madame sonne faux, la prétention et la posture, le postiche et l’imposture.
Ces partis pris esthétiques renvoient également à la petite messe vespérale à laquelle Claire et Solange (respectivement Stéphanie Pasquet et Élisabeth Mazev, formidables) se livrent chaque jour pour se délivrer du mal, de Madame qui les hante et les aliène, qui fait d’elles des possédées, des êtres qui ne s’appartiennent pas. Littéralement. Dans cet espace blanc (couleur de leur aliénation), leur vie est un enfer qu’elles s’efforcent de repousser. Elles la maintiennent à distance par le jeu et l’artifice, par la mise en scène que Claire-Madame ordonne, et qu’elles jouent avec horreur et délice. Leur simulacre est un exutoire à leur condition qu’elles abhorrent autant que leur maîtresse, et tout ce qu’elle « représente ». Qu’elles exècrent et désirent à la fois, d’où leur double aliénation. Maîtres et esclaves sont unis dans une relation haine-amour réciproque qui les condamne à aimer ce qu’ils détestent.
Madame jusqu’à la lie
La pétulante mise en scène de Mathieu Touzé souligne, au-delà du conflit de classes, l’importance de l’inversion des identités et du travestissement, au cœur même de la cérémonie des deux sœurs et de l’œuvre théâtrale (Les Nègres, 1958) et romanesque (Notre-Dame des Fleurs, 1944) de Jean Genet. Les robes de Madame – ici jouée par l’acteur transformiste Yuming Hey, excellent dans la comédie outrancière et les ruptures de ton – sont comme ses bijoux, elles la parent. Elles lui servent de rempart plus qu’elles ne la vêtent. En elles, se concentre son image de marque qui lui sert de pouvoir. La magnificence de ses tenues autant que leur nombre écrasent les bonnes qui, elles, obscures créatures vivant dans l’ombre de leur maîtresse, sont vêtues d’ordinaire et de noir. Ces robes qui les obsèdent, sont le signe de sa distinction, de sa supériorité. Pour cela encore, Claire et Solange les désirent et les vomissent. Plus que tout, les robes de Madame, derrière lesquelles celle-ci disparaît, sont indissociables de sa personne car, on le sait depuis le Saint Genet, comédien et martyr (1952) de Jean-Paul Sartre, l’habit fait le moine chez Genet. Se déguiser avec les robes de Madame, c’est se confondre avec elle-même. En porter la défroque, c’est se l’incorporer. Sans doute est-ce aussi un peu de cela qui, dans un ultime geste paroxystique, un dernier fantasme de gloire, emporte Claire à la fin.
P. L.
Jusqu’au 21 mars 2024, au Théâtre 14, à Paris (14e). Avec Stéphanie Pasquet (Claire), Élisabeth Mazev (Solange), Yuming Hay (Madame). Mardi, mercredi et vendredi à 20h ; jeudi à 19h ; samedi à 16h. En tournée du 9 au 12 avril 2024 au théâtre national de Bordeaux en Aquitaine ; du 14 au 16 mai 2024 au théâtre de la Manufacture – CDN Nancy-Lorraine ; le 30 mai 2024 : à La Maison/Nevers, scène conventionnée Art en territoire.
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