Livre audio : reconquérir le désir de lire
La France, pays de la littérature imprimée, a longtemps été réfractaire au livre audio. Objet hybride, livre et « disque », il reste perçu comme un support pour lecteurs « empêchés ». Il parvient pourtant à faire son chemin à l’école avec une remarquable capacité d’enrôlement.
Par Antony Soron, formateur à l’INSPÉ de Paris.
D’où vient le plaisir de l’écoute des textes ? Qui n’a pas, dans le grenier de sa mémoire au moins, une « situation » indélébile à rappeler ? Pour ce qui nous concerne, ce fut La Chèvre de Monsieur Seguin, lue par Fernandel. Combien de fois ce quarante-cinq tours a-t-il tourné ? La relation qui s’établit avec un texte par l’oreille reste difficile à décrire. Ce serait comme si le texte se mettait à nous parler à nous directement, tandis qu’un bras ami nous prendrait par l’épaule. Ce plaisir qui vient de loin reste le plus souvent attaché à l’enfance.
D’aucuns, bien sûr, n’ont jamais eu la chance qu’une douce voix vienne leur lire une histoire au coucher, mais d’autres ont bénéficié de ces moments uniques et renouvelés où un adulte est venu les préparer au sommeil avec une lecture. Il s’agit là sans doute d’un partage initiatique, d’un temps suspendu où la voix du texte fait écho au silence de la chambre. Nul lyrisme dans la restitution de cet épisode hors du temps. Juste le constat d’une évidence, celui d’un « temps perdu ». Car il y a bien un avant et un après : le temps de la lecture à la veillée et celui où l’on devient « trop » grand pour « que l’on nous lise encore des histoires », pour reprendre une phrase d’élève entendue en classe1.
Si l’on faisait se pencher les parents sur ce moment de rupture, on aurait très certainement bien des commentaires amers.
Réenchanter la lecture par l’oreille
Comment redonner le goût du texte littéraire aux élèves, sachant que nombre d’entre eux sont « fâchés avec les livres » ? Une situation « problème » revient ici en mémoire. Un élève était en classe de cinquième : préadolescent relativement effacé et peu investi dans les textes étudiés en classe. Sa mère, lors d’une réunion parents-professeurs, avait fait état de son désarroi devant la défiance de son fils à l’encontre de la lecture du moindre livre. Comment l’aider ? Réponse d’une amie bibliothécaire : « Et pourquoi ne pas lui proposer un livre audio ? ». Cette suggestion claire, pragmatique, pratique même, avait quelque chose de désarmant par rapport à nos habitudes pédagogiques. Mais pourquoi ne pas essayer ?
Elle suggéra un exemplaire des aventures de Kamo de Daniel Pennac, « Kamo et l’agence Babel »2, lu par l’auteur lui-même. Trois jours après, l’élève est venu confier à la fin du cours : « Sympa cette histoire… Je pourrais en faire écouter un bout à mes camarades… et en parler en classe ? ».
Que s’était-il passé pour que cet élève réfractaire « accroche » ? S’agissait-il d’un petit
« miracle » isolé ? Ce plaisir d’écoute le conduirait-il à lire par lui-même ?
Dans Comme un roman3, Daniel Pennac revient sur ce temps d’avant la lecture autonome et sur l’extraordinaire impact des premières lectures lues à celui qui ne sait pas (encore) lire :
« En somme, nous lui avons tout appris du livre en ces temps où il ne savait pas lire. […] À vrai dire, nous ne cherchions pas à savoir ce qu’il avait gagné là-bas. Lui, innocemment, cultivait ce mystère. C’était, comme on dit, son univers. Ses relations privées avec Blanche-Neige ou l’un quelconque des sept nains étaient de l’ordre de l’intimité, qui commande le secret. Grande jouissance de lecteur, ce silence après la lecture ! […] Quels pédagogues nous étions, quand nous n’avions pas le souci de la pédagogie ! »
La fracture du CP
Il ne s’agit pas de simplifier les problématiques et d’expliquer la fragilité des compétences de lecture de beaucoup d’élèves par cette soudaine interruption des histoires lues à haute voix par l’adulte. Pour autant, il convient de s’interroger sur ce qui se passe au moment où l’enfant est sommé de se responsabiliser en tant que lecteur autonome. Sans que chacun – parents, enseignants – y prenne nécessairement garde, la valorisation de la compétence de lecture s’impose très souvent comme un diktat. De facto, il n’est plus question d’écouter des histoires mais d’en assumer au plus vite la lecture autonome.
On n’imagine pas combien la situation est violente dans bien des cas, y compris pour des élèves qui ont baigné dans l’écoute à la maison. Un film d’animation, Kerity, la maison des contes, le met d’ailleurs particulièrement en perspective. À la mort de sa grand-mère Éléonore, son petit-fils Nathanaël hérite de sa grande bibliothèque. Elle s’apparente d’abord à un temple maudit pour ce non-décodeur. Symboliquement, la mort de son aïeule signifie la fin des histoires écoutées. L’enfant doit désormais prendre en main ses lectures : défi « trop grand » pendant la majeure partie du film. Sur le plan pédagogique, ce scénario interroge. L’apprentissage du déchiffrage justifie-t-il que l’adulte ne lise plus ?
Ne s’agirait-il pas là d’une erreur majeure en cours préparatoire ? En effet, rien n’apparaît plus fructueux que combiner les lectures, corréler la lecture silencieuse autonome et l’écoute d’une histoire par un tiers (livre audio ou adulte). Et ce, pour une raison qui a à voir avec la transmission. Le « pouvoir magique » du lecteur à haute voix devient un but à atteindre ! N’oublions pas que le mot « enfant » vient du latin « in-fans », « celui qui ne parle pas ». On n’a, de fait, peut-être pas assez ou pas assez clairement dit que le moment où se libère la lecture à haute voix correspond à la « vraie » sortie de l’« in-fans », quand s’exerce enfin la capacité de faire parler le texte.
L’échange suivant, rapporté par Daniel Pennac, met cette situation en perspective :
– Tu as sauté un passage !
– Pardon ?
– Tu en as passé, tu as sauté un passage !
– Mais non, je t’assure…
– Donne !
Il nous prendra le livre des mains, et, d’un doigt victorieux, désignera la ligne sautée. Qu’il lira à voix haute.
Le livre audio comme capteur d’attention
Une professeure stagiaire de lettres, exerçant dans un établissement classé REP de la région parisienne et ayant en responsabilité une classe « sportive », convenait récemment que le seul moyen de calmer ses élèves était de leur lire une histoire. Elle a donc instauré un quart d’heure d’écoute. Renseignée sur la possibilité de travailler « complètement » à partir d’un livre audio, elle s’est mise à envisager les choses suivantes :
– « Il faudrait pouvoir les mettre en condition d’écoute ».
– « On pourrait imaginer des moments où l’on refait entendre tel ou tel passage ».
– « Pour les moins avancés en lecture, on pourrait donner la possibilité de suivre avec le texte sous les yeux ».
Elle faisait émerger nombre d’investissements pédagogiques de la lecture audio en envisageant que les élèves, une fois rentrés chez eux, enregistrent eux-mêmes la lecture d’un extrait écouté/étudié en classe et en transmettent le résultat par le biais de l’ENT. Cette professeure stagiaire a même pensé proposer aux élèves deux livres audio qu’il faudrait départager pour faire l’objet d’une étude en classe, par exemple en comparant leur incipit.
D’une intuition, elle est passée à un scénario pédagogique. Elle a ensuite listé des compétences que la comparaison engagerait autour de critères de choix : la voix du lecteur ? L’ambiance créée ? Le rythme du récit ?
Écrivain-es de jeunesse ou raconteur-se-s
L’écoute d’un livre suppose de se questionner sur le tissage entre la mise en mots et la mise en voix. Les élèves pourront se demander si un auteur, quand il écrit, lit tout ou partie de son texte pour lui seul ou à des connaissances. Un lecteur aussi boulimique que Dany Laferrière, président du Prix du Livre Inter 2021, n’a aucun doute sur le sujet :
« Et on n’aura pas compris Madame Bovary tant qu’on croit encore que c’est de la musique de chambre. « Madame Bovary » serait plutôt le nom d’un groupe heavy métal de province obligé de baisser le volume à cause des voisins trop douillets4 »
La lecture à haute voix aurait-elle la vertu de modeler la texture ? Pour un écrivain de jeunesse, cela sonne presque comme une évidence. En effet, les écrivains qui s’adressent à de jeunes lecteurs savent que le texte, pour fonctionner, doit être mis en bouche pour véritablement communiquer avec eux. Sophie Chérer, autrice de l’école des loisirs5 confirme cette pratique d’oralisation : « Je teste chaque texte en le lisant à voix haute pour moi-même, puis à quelqu’un, afin de vérifier le rythme, le vocabulaire, la ponctuation, bref, tout !6. »
S’ils demeurent souvent seuls dans le temps de la création, les écrivains de jeunesse ne revivent-ils pas ce temps de l’enfance où ils entendaient des histoires lues ? Écrire revient sans doute à retrouver la voix du début, qui a donné corps au texte, qui l’a fait vibrer.
L’audio livre n’a rien d’un artifice de lecture. Il prend sa source dans le processus de création : « au commencement était le verbe » et l’écoute.
Grand lecteur à voix haute avec Robin Renucci, Guillaume Galienne et Jacques Bonnaffé7, Denis Podalydès, revient dans Voix Off sur la magie du moment d’enregistrement d’une lecture : « Est-il, pour moi, lieu plus épargné, abri plus sûr, retraite plus paisible, qu’un studio d’enregistrement ? Enfermé de toutes parts, encapitonné, assis devant le seul micro, à voix haute – sans effort de projection, dans le médium -, deux ou trois heures durant, je lis les pages d’un livre. Le monde est alors celui de ce livre. Le monde est dans le livre. Le monde est le livre. »8.
RESSOURCES
(1) « La mort de Babar »
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/premieres-lectures-lectures-denfance-lhistoire-de-babar-le-petit-elephant
(2) « Kamo et l’agence Babel ». Une écoute partielle est possible par le lien suivant :
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD-JEUNESSE/Ecoutez-lire/Kamo.-L-agence-Babel
(3) Daniel Pennac, Comme un roman, Gallimard, « Folio », 1992.
(4) Dany Laferrière, L’Art presque perdu de ne rien faire, Grasset, 2014, p.174.
(5) https://media.ecoledesloisirs.fr/lecture-voixhaute/nv/
(6) L’École des lettres, mai-juillet 2019, pp. 3-28 (dossier sur la lecture à voix haute).
À écouter aussi :
https://www.franceculture.fr/personne-alberto-manguel
(7) « Sur le charme de la lecture à haute voix » – lectures de Jacques Bonnaffé : https://www.franceculture.fr/recherche?q=lecteurs
(8) Denis Podalydès, Voix off, Mercure de France, 2008, p. 11.
COMPLÉMENTS SUR LE LIVRE AUDIO
https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/65115-le-livre-audio-quel-destin-pour-un-objet-hybride-en-bibliotheque.pdf
https://le-carnet-et-les-instants.net/archives/la-lecture-de-textes-litteraires-a-voix-haute-mouvements-de-plaisir-et-de-resistance/