Numérique : la deuxième vague…

On savait déjà que les sondages d’opinion ne recueillaient pas mais fabriquaient des opinions ; désormais, pour justifier son action un décideur s’appuie non plus sur des études d’opinion mais sur des débats collaboratifs, des consultations citoyennes, des forums participatifs : la démocratie n’en finit pas de renouveler ses techniques de domination.
Ainsi, dans l’Éducation nationale, la deuxième vague du numérique à l’école se profile déjà, présente derrière les signes avant-coureurs d’états généraux prévus pour les 4 et 5 novembre prochains, selon une méthode et un calendrier qui rappellent la consultation citoyenne consécutive à la crise des gilets jaunes.
 À chaque crise donc ses récupérations : prévisible dès le 16 mars, la continuité pédagogique dite « école à distance » n’allait pas rester sans suite, et en ces premiers jours de déconfinement scolaire, l’annonce d’une reprise en main est immédiate : le ministère lance une grande réflexion sur l’usage du numérique dans l’éducation pour mieux légitimer ses projets en matière de réorganisation de l’école.
La consultation est en ligne depuis le 26 juin sur le site du ministère. Elle invite à répondre à un questionnaire (aux relents de sondage d’opinion), à faire des propositions, à échanger en région, dès maintenant et jusqu’à cet automne, avec son cortège de synthèses, retours d’expériences et propositions finales.
Les collègues seront d’abord contents d’apprendre que cette consultation sur l’évolution de leur métier est ouverte non seulement au personnel de l’Éducation mais à « tous les acteurs de la communauté éducative (élèves et parents inclus), aux collectivités territoriales, aux associations, entreprises partenaires de l’École, et autres acteurs éducatifs ».
Belle manière de rendre inaudible la voix des enseignants dans une cacophonie déconcertante.
À regarder certaines questions de près, on se demande d’ailleurs en quoi des parents, des associations, des acteurs éducatifs extérieurs peuvent être concernés par l’usage pédagogique du numérique à l’école, par les modalités de la formation des enseignants au numérique.
Mais ne restreignons pas l’expression de la démocratie : cinq thématiques vous attendent :
– Un égal accès au numérique pour tous / La fracture numérique.
– Un numérique responsable et souverain.
– Enseigner et apprendre avec le numérique.
– Travailler ensemble autrement / Culture numérique professionnelle commune.
– Gouvernance et anticipation.
Le premier chapitre témoigne d’un louable souci d’améliorer les ENT, preuve que le ministère dans sa sagesse et bienveillance a entendu les plaintes du 17 mars, et travaille à l’égalité d’accès au numérique, à l’inclusion et la co-responsabilité parentale.
Le chapitre 2 manifeste toute l’attention vigilante du ministère à la protection des données et « aux effets du numérique sur la santé et le bien être des élèves », sans oublier son inquiétante ouverture aux acteurs économiques des technologies innovantes.
Le chapitre 3 ouvre les portes du rêve avec des propositions comme « utiliser le numérique pour de nouvelles formes d’évaluation et d’examens », ou encore « aménager l’emploi du temps autrement avec une partie des cours à distance », et même, cette belle redéfinition du métier : « pouvoir varier les formes de travail, à la maison, en classe, seul, en petit groupe ».
Le chapitre 4 pour sa part recueille toute proposition concernant une pratique plus collaborative, plus coopérative du métier et une formation professionnelle plus dépendante du numérique afin de « travailler ensemble à tout moment et en tout lieu ».
Enfin le chapitre 5 (gouverner et anticiper) demande si les parents d’élèves ne devraient pas être impliqués dans le choix des outils numériques éducatifs (et pourquoi pas des manuels !) ou encore si des exercices réguliers d’enseignement à distance ne seraient pas souhaitables, ou mieux, si les partenariats avec des acteurs extérieurs ne seraient pas à développer.
Bien évidemment la consultation est de trop forte ampleur pour n’être qu’une meilleure préparation à de nouvelles situations de confinement à venir. Tout porte à croire que l’épidémie a été l’occasion de tester des alternatives pédagogiques programmées visant à transformer le métier d’enseignant et le fonctionnement de l’école elle-même. Le coronavirus a fait, hélas, de nombreux morts, il a également ressuscité de vieux démons, des envies de penser l’éducation autrement, avec d’autres moyens et d’autres méthodes.
Ce que l’on crut né dans l’improvisation, l’exceptionnalité et un sentiment d’union sacrée n’était peut être qu’un projet qui cherchait une occasion pour se concrétiser, que de nouveaux usages qui attendaient leur heure pour entrer en application, qu’une occasion pour trahir un peu plus le sens d’un métier et d’une mission.

Pascal Caglar

Plateforme des États généraux du numérique pour l’éducation.

Post-scriptum

S’il était encore possible de douter des intentions de transformer le métier autour du numérique, il est urgent de regarder la valorisation des compétences qui se met en place avec les open bagdes, distinction très sérieuse créée en 2020, que certaines académies (dont celle de Poitiers et Montpellier) proposent à tous les enseignants qui, au cours du confinement, ont utilisé les ressources du numérique pour réinventer leur pédagogie. Ce badge est non seulement une récompense insultante au regard de l’investissement des enseignants durant ce temps d’école à distance, il est aussi un dangereux encouragement à penser l’avenir du métier, la formation, la qualification et l’évaluation, selon le seul critère de la maîtrise du numérique.
• Voir par exemple la vidéo de promotion de l’« open badge »
sur le
site de l’académie de Poitiers :


 

Pascal Caglar
Pascal Caglar

Un commentaire

  1. La nouvelle vague du cinéma français des années 1960 fait place à la nouvelle vague du numérique boostée par la covid-19, même si Marie-Christine Levet (fondatrice et présidente d’Educapital) martèle à tout va que les enseignants ont servi « une télé scolaire des années 1960″…
    Nonobstant, les prouesses techniques révolutionnaires ne se substitueront jamais aux valeurs humanistes montaignesques d’un enseignement qui consiste à « frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy » au sein d’une classe non virtuelle.

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