1918-2018. Un travail de mémoire interdisciplinaire à partir des témoins de la Grande Guerre

Les Carnets de guerre de Louis Barthas
Les Carnets de guerre de Louis Barthas

Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918

La Grande Guerre a été l’objet d’une mise en récit massive des expériences combattantes. Écrivains professionnels, écrivains en devenir ou simples soldats, nombre de combattants ont produit ce que l’on a nommé dès le début du conflit des récits de guerre fondés sur leur témoignage – carnets intimes, réflexions, correspondances avec leurs proches.
Par l’écriture, ils ont souhaité coucher sur le papier leur expérience, ce qu’ils ont vu ou vécu et ce qu’ils souhaitaient transmettre. Dès l’entrée en guerre, la mise en mémoire par l’écrit apparaît comme un enjeu majeur. Pour plus de deux millions de soldats mobilisés en août 1914, il s’agit de rendre compte de leur présence dans le conflit.

 » Troupe en marche la nuit « , eau-forte et aquatinte de Steinlen, 14 janvier 1917

L’écriture des « témoins »

Comme le souligne rétrospectivement l’écrivain Roland Dorgelès, de nombreux soldats s’improvisent « mémorialistes amateurs » dans les premières journées d’août 1914 avant que « chacun reprenne sa place » au fur et à mesure que la guerre s’allonge [1]. Pourtant, d’autres continuent à coucher leurs impressions, leur angoisse, leur colère devant les misères de la guerre. Ils peuvent être écrivains professionnels et déjà installés comme Henri Barbusse, jeunes auteurs en devenir comme Paul Lintier ou Maurice Genevoix, intellectuels comme Charles Delvert ou Robert Hertz.
Le terme même de « témoin », qui fait florès dans plusieurs collections d’ouvrages publiés par les plus importantes maisons d’édition, illustre le besoin des combattants et du public de donner du sens à un événement qui sortait alors de l’ordinaire. Ceux qui y étaient confrontés développaient une conscience aiguë de participer à l’histoire en train de s’écrire. Le « témoin » est courtisé parce qu’il peut rendre compte au plus près du front de cette histoire « sensationnelle ». Mais il peut aussi vite participer à un travail de construction artificielle du champ de bataille. Écrits ou photographies publiés entre 1914 et 1918, réputés produits par des soldats, sont aussi saturés d’une rhétorique patriotarde qui soulève le cœur des combattants. D’autres au contraire sont censurés pour raison d’État et pour maintenir le « moral » de la troupe et de l’arrière.
Jamais conflit n’a autant cultivé ce rapport au témoignage, de par la masse des écrits qu’il a suscités pendant après et bien plus tardivement, et du rapport qu’il a pu entretenir avec la vérité. En mobilisant pour la première fois l’ensemble de la société française lettrée, et plus attentive à comprendre pourquoi elle devait combattre et tenir, la République et d’abord ses élites se sont engagées sur la voie de la propagande de masse et le contrôle de l’information. En contrepoids, ce sont des milliers de voix qui se sont élevées pour énoncer leur vérité sur la guerre, malgré la censure et les risques encourus. Certains ont attendu la fin du conflit pour mettre au propre leurs souvenirs. D’autres ont attendu le crépuscule de leur vie, pour que ne pas que soient oubliés les sacrifices endurés par leur génération.
Jean Norton Cru, ancien combattant et professeur de littérature, publie à la fin des années vingt un recueil d’analyse de plus de trois cents témoignages. Dans Témoins, Norton Cru s’emploie méthodiquement à signaler les récits les plus véridiques et à écarter ceux qui ne méritent pas d’être considérés comme de véritables écrits de guerre : « Ce livre a pour but de donner une image de la guerre d’après ceux qui l’ont vue de plus près [2]. »
Jean Norton Cru n’a pas lu les cahiers de Louis Barthas. Les témoins qu’il scrute sont des bacheliers qui ont eu accès aux maisons d’édition, essentiellement parisiennes. Il sait pourtant que d’autres soldats ont écrit : « Il y a en France des millions de liasses de lettres de guerre dans les tiroirs [3]. »

Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelierLes Carnets de Louis Barthas

Tonnelier audois issu du monde rural, Louis Barthas a tenu pendant toute la guerre de petits carnets dans lesquels il a noté scrupuleusement son parcours et ses impressions. Il les met au propre juste à la sortie de la guerre et couvre ainsi dix-neuf cahiers d’écolier d’une écriture limpide qu’il accompagne de quelques documents originaux, photographies et cartes postales.
Pour Rémy Cazals, le découvreur des cahiers de Louis Barthas, Norton Cru les aurait classés parmi les œuvres les plus accomplies, au même titre que les carnets de Delvert, de Pézard ou les livres de Genevoix [4]. Pour quelles raisons les cahiers de Louis Barthas méritent-ils d’être mis en valeur comme témoignage de guerre et à ce titre étudiés en classe comme un classique des récits de guerre à côté d’Henri Barbusse ou de Roland Dorgelès ?
Ce témoignage permet de lire aujourd’hui une expérience de guerre comme support de cours afin de rompre avec l’usage unique des correspondances de Poilus. Il permet également l’élaboration de projets scolaires utiles à l’apprentissage civique des élèves.

Un poilu parmi d’autres

Louis Barthas est né le 14 juillet 1879 à Homps dans l’Aude. Lors de la déclaration de guerre en 1914, il est marié et père de deux garçons : Abel, huit ans et André, six ans. De famille très modeste, il a d’abord été ouvrier agricole, puis tonnelier, possédant quelques lopins de vignes. Il se fixe ensuite à Peyriac-Minervois (Aude). Titulaire du certificat d’études primaires, il quitte l’école, malgré son classement de premier du canton et l’obtention du prix du conseil général. Curieux de tout, il lit Victor Hugo, Émile Zola, Anatole France, Karl Marx et Jules Guesdes. Louis Barthas adhère bientôt au socialisme et au syndicalisme. À Peyriac-Minervois, il participe à la création du syndicat des ouvriers agricoles. Membre du Parti socialiste, il milite dans le Minervois aux côtés de son futur capitaine de 1914, Léon Hudelle, et de Jean Jaurès, député du Tarn.
Le soldat Barthas est mobilisé dès août 1914 dans le cadre de l’armée de conscription. Convalescent, Louis Barthas échappe à la première grande levée en masse d’août 1914 et aux batailles meurtrières des frontières. A 35 ans, il appartient en 1914 de par son âge à la réserve de l’armée d’active. D’abord affecté à l’arrière à l’encadrement des prisonniers entre Narbonne et Perpignan, ce n’est qu’en novembre 1914 qu’il est mobilisé sur le front. Les premiers combats et l’installation dans la guerre longue de siège a creusé des trous béants dans les effectifs des régiments que le commandement complète avec des soldats récupérés ou des classes plus âgées.
De la Marne à l’Artois, de Verdun au Chemin des Dames, avec son fusil ou comme servant de canons de 37 mm, il traverse alors toute la guerre comme fantassin, changeant par deux fois de régiment, et de sociabilité, touché par les maladies ou par la mort des camarades. Il rencontre d’autres soldats de toutes conditions et de toutes origines géographiques, non sans faire face aux stéréotypes contre les soldats du Midi réactivés pendant la guerre. En Champagne, en 1916, une bagarre éclate entre soldats de deux régiments. La cause :

« L’antagonisme, la haine existant entre le Midi d’une part et le reste de la France » (pp. 341-342).

Lors de la dissolution du 296e RI qui intervient à la suite des mutineries du printemps 1917, il est affecté au 248e RI de Guingamp et souligne tout de suite la « passion des Bretons pour l’alcool et le vin » (p. 495). Attaché d’abord à son « escouade minervoise », il décrit la vie quotidienne en 1915 dans la boue de l’Artois et Champagne, participant aux combats du « charnier de Notre-Dame de Lorette ». Le passage par la Somme, fin 1916, reste également une épreuve, pour lui, à l’image de cet épisode :

« Tout à coup, à deux cent mètres en avant de nous, un obus tomba sur la route au milieu d’un groupe de territoriaux allant au travail. Quand nous passâmes on relevait les victimes. Une douzaine qui donnait signe de vie était hissée en hâte sur un fourgon d’artillerie qui passait. Les autres qui ne respiraient plus, nous en comptâmes huit, ne valaient pas le port, ils étaient rangés au bord de la route pour être enterrés sans doute à l’instant. C’est la guerre ! » (p. 396).

Cette scène décrite avec réalisme et le choix du vocabulaire employé (« victimes »), témoignent d’une sensibilité à l’autre que la guerre exacerbe.
Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier
Louis Barthas vit dans la tranchée, au cantonnement, change continuellement de secteurs, des plus exposés aux plus calmes. Souvent terrassier, parfois ravitailleur, il partage le quotidien de la troupe, celle qui vit au plus près du danger de la ligne de feu. Sa culture humaniste le distingue cependant [5]. Attentif aux autres, il protège ses camarades dès qu’il le peut en émettant par exemple de faux comptes-rendus de travaux nocturnes pour qu’ils puissent profiter d’un sommeil réparateur ; il se plaint de la vie à proximité des cadavres sans que l’on n’y prête plus attention (p. 200).
Il mentionne également à plusieurs reprises combien les soldats français et allemands pouvaient limiter les épisodes de violence interpersonnelle sur le champ de bataille :

« Que de milliers de plus de victimes n’y aurait-il pas eu sans cet accord tacite dicté non par nos chefs mais par la raison et le bon sens ! » (p. 206).

En Champagne, il écrit :

« À six mètres de notre barrage les Allemands avaient établi leur barrage, et quelques fils de fer épineux jetés entier et qu’on aurait pu franchir en quatre enjambés », « sentinelles françaises et allemandes assises tranquillement sur le parapet en train de fumer la pipe et échanger de temps en temps un bout de conversation comme de bons voisins ».

Et de souligner l’existence d’une « fraternité d’adversaires » (p. 361).
Il aime à souligner la bêtise, l’opposition entre les vrais officiers et les galonnards (p. 318), la mort des camarades, le sentiment de révolte. Il suit l’évolution politique du pays. Fin 1917, il s’élève contre l’arrivée de Clemenceau, « premier Flic » et se souvient du « bourreau du Midi », acteur de la répression de 1907 et du 17e RI (p. 489). Après plusieurs années de guerre :

« On était indifférent à tout ce qui ne touchait pas les permissions et à la paix » (p. 491).

Le caporal Barthas n’hésite pas à mettre en jeu ses galons lorsqu’il estime que ses chefs (qu’il ne manque pas de dénoncer et d’affubler de surnoms moqueurs) ne font pas leur devoir d’hommes et remettent en cause sa probité (pp. 253-254). Il souligne la solidarité des régiments ayant traversé les mêmes « dangers et souffrances » (p. 309). La tranchée enseigne la fraternité et Barthas ne manque pas de souligner les actes de camaraderie [6]. Elle fait naître aussi la haine des officiers carriéristes et peu économes de la vie ou du bien-être de leurs hommes (p. 322, un épisode édifiant sur les feuillées). Après trois ans et demi de guerre, Barthas est évacué du front sur Châlons, « à bout de force, épuisé par un séjour ininterrompu dans les tranchées depuis 1914 » (p. 531). Il vit alors difficilement la solitude de l’hôpital alors que les Gothas bombardent la ville.
Barthas apparaît à travers un récit limpide qui se lit comme un roman, un observateur attentif de la psychologie des rapports à la guerre, guidé par un idéal politique, mûri dès avant le conflit.

Les carnets de guerre de Louis Barthas
Feuilleter l’un des carnets de guerre de Louis Barthas sur le site de la BNF (cliquer sur le cahier ci-dessus pour lire les pages du 27 avril au 19 mai 2016)

Témoigner, pourquoi ?

Les cahiers de Louis Barthas rédigés à la plume retranscrivent avec fidélité les carnets tenus directement au front. Abel Barthas a vu son père les recopier. Il est important de souligner l’exactitude des dates, des lieux, des descriptions, confirmés par les historiens. Agrémentés de documents originaux, comme des photographies ou des cartes postales écrites à sa famille, ils témoignent d’une volonté de leur auteur de conserver un récit de guerre qui fait sens.
Les cahiers retracent chronologiquement les différents secteurs et combats auxquels il a été confrontés : « 1er cahier – Vie de dépôt, 2 août-1er novembre 1914 ; 8e cahier – Secteur de Neuville-Saint-Vaast – 15 novembre 1915-29 février 1916 ». Des sous-parties indiquent plus précisément des épisodes marquant de l’odyssée du tonnelier : « Rébellion – attaque du petit poste; relevé du secteur de Ville-sur-Tourbe ». Mais quel moteur anime au juste l’écriture de Louis Barthas ?
Dès la mobilisation, Louis Barthas tient de petits carnets qu’il garde à portée de main afin de noter au jour le jour ce qu’il voit. Il adopte d’emblée semble-t-il, comme nombre d’autres simples soldats ou écrivains professionnels, une posture de témoin. Dès la fin de la guerre, il réécrit précieusement ses carnets sur des cahiers d’écolier. On peut noter quelques réflexions ajoutées dans le corps du texte mais elles sont peu nombreuses. Les cahiers réunissent donc surtout les notes prises pendant le conflit. Ses camarades, et même ses chefs, savaient qu’il rédigeait l’histoire de leur quotidien, de leur combat. Barthas se pose donc d’abord comme un témoin qui conserve la mémoire du groupe, à l’instar d’Henri Barbusse qui écrit le Feu pour ses camarades.
"Le Feu", d'Henri Barbusse, "Classiques abrégés"La majorité des soldats mobilisés entre 1914 et 1918 étaient lettrés, étant passés par l’école de la IIIe République. Conscients pour beaucoup de participer à l’histoire en train de se faire, ils racontent dans des carnets personnels ou leurs correspondances (dix milliards de courriers échangés pendant tout le conflit), leur expérience de la guerre.
Des romans ou réflexions publié dès 1915, à l’image du Feu de l’écrivain Henri Barbusse, éclairent le public sur le champ de bataille et le quotidien des soldats. Censurés ou édulcorés pour les récits publiés, ils ne disent pas tout de la réalité combattante.

Les carnets : un « monument » de mots
en hommage aux camarades disparus

Barthas s’emploie à écrire un récit véridique car vécu, comme un monument de mots à ses camarades :

« Souvent je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés. J’ai entendu leurs imprécations contre la guerre et ses auteurs, la révolte de leur être contre leur funeste sort, contre leur assassinat. Et moi, survivant, je crois être inspiré par leur volonté en luttant sans trêve ni merci jusqu’à mon dernier souffle pour l’idée de paix et de fraternité humaine. »

Cette réflexion, évoquée à la toute fin des cahiers du tonnelier audois, fait écho aux premières pages de ses carnets consacrées à la déclaration de guerre. L’annonce de la mobilisation générale constitue le point de départ de l’écriture de guerre :

« Hélas, cet homme annonçait, après le déluge, le plus effroyable cataclysme qui eût jamais affligé notre humanité, il annonçait le plus grand de tous les fléaux, celui qui engendre tous les maux : il annonçait la mobilisation générale, prélude de la guerre, la guerre maudite, infâme […]. »

La guerre opposée à l’humanité, voilà posé le cadre de réflexion du socialiste Louis Barthas, dans la droite lignée d’un Jean Jaurès et à l’opposé du nationalisme de Maurice Barrès
Louis Barthas écrit non pour être édité, mais pour la postérité. Il ajoute donc :

« La génération future frappée de stupeur, déconcertée par cette folie sanguinaire universelle apprendra-t-elle par quelques plumes autorisées ces gestes de fraternités qui sont comme une protestation de révolte contre le sort fatal qui mettait face à face des hommes qui n’avaient aucunes raisons de se haïr.»

Et, un peu plus loin :

« Qui sait ! Peut-être sur ce coin de l’Artois on élèvera un monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entre tuer malgré leur volonté. »

Louis Barthas disait qu’il n’apporterait son obole que si les monuments érigés après 1918 soient une vigoureuse protestation contre la guerre et ne soient pas une incitation pour les générations futures à suivre l’exemple des martyrs malgré eux.
Les cahiers de Louis Barthas, publiés en 1978, apparaissent comme le témoignage d’un « simple » soldat, à l’opposé des récits littéraires des écrivains combattants. L’essor de l’histoire sociale à l’université, l’engouement dans le grand public pour les parcours de vie et les expériences individuelles, trouvent dans ce témoignage un exemple de l’expression populaire de l’expérience de la guerre. Celle-ci ne se réduit pourtant pas à celle de Barthas dont on vient de voir comment elle a été pensée. Elle doit être comparée à d’autres récits.
L’historien se doit de croiser les sources pour accéder à un niveau de compréhension acceptable des faits et des comportements. Ces questions de la légitimité de l’écriture et de la vérité en histoire conduisent à devoir bien penser en classe l’usage des écrits du for privé.
Les Carnets de Louis Barthas

Quelle utilisation des cahiers de Barthas en classe :
du cours d’histoire au projet d’école
 

Les Carnets du tonnelier Louis Barthas proposent une entrée utile à l’apprentissage de la Grande Guerre, du cycle 3 au lycée, dans une perspective disciplinaire en histoire, et pluridisciplinaire dans le cadre d’un enseignement croisé en lettres, histoire, sciences ou arts plastiques. La forme du récit, comme son contenu, sont autant d’invitations à appréhender avec nos élèves, l’expérience combattante stricto sensu et/ou les notions de mémoire(s) et de citoyenneté à travers la création artistique, le patrimoine, les questions d’obéissance. Plusieurs perspectives de travail peuvent ainsi être suivies, sans épuiser toutes les possibilités offertes par ce récit.
Louis Barthas dévoile un exemple d’expérience combattante, celle du fantassin de première ligne. L’ordonnancement des carnets permet de suivre chronologiquement les secteurs qu’il a tenus. Il est ainsi possible de retracer une grande partie de la ligne de front sur une carte et de présenter une première géographie de la guerre de tranchées. L’utilisation des adjectifs dans les titres de chapitres et sous-chapitres évoque la violence ressentie par le tonnelier audois.
Plusieurs passages clés permettent également de comprendre le réseau de tranchée et la guerre de position ; la nature des combats (fusils, baïonnettes remisées, mitrailleuses et grenades) ; la nature des liens de solidarité et de sociabilité dans les tranchées (camaraderie, tensions entre officiers et soldats) ; les désobéissances. La comparaison des carnets avec d’autres témoignages confère de l’épaisseur à l’analyse et met en lumière l’originalité du texte de Barthas. L’intérêt est de montrer aux élèves la nature spécifique de l’écriture de Louis Barthas, en la comparant avec d’autres mises en récit d’artilleurs, d’intellectuels, de personnalités davantage convaincues par la nécessité de la guerre.
Placer en miroir le témoignage du très patriote Romain Darchy [7] est en ce sens une piste utile. L’univers combattant est alors abordé à travers la diversité des huit millions d’hommes mobilisés durant le conflit, en fonction des âges, des armes, des affectations et des sensibilités. Ce travail de comparaison permet une réflexion poussée sur la notion de « témoignage », plus ou moins approfondie selon les niveaux ; sur l’usage des sources en histoire et le maniement des documents. Il ouvre des perspectives sur la question moins historique et plus civique des sources d’information : un seul témoin est-il suffisant pour accréditer d’un fait ?
Dans une perspective pluridisciplinaire, il est possible de travailler avec nos élèves sur l’expérience directe de la mise en mots de sa propre expérience à travers le thème de l’écriture : Qu’est-ce qu’écrire en guerre ? Pourquoi et pour qui écrire ? Quel support choisir ? Quelle place les historiens peuvent faire des récits du for privé ?
Un travail intéressant et réellement pluridisciplinaire peut être imaginé, pour les carnets comme pour les correspondances de guerre (qu’est-ce qu’écrire une lettre en guerre ?). Proposer aux élèves l’écriture directe d’un récit de vie sous la forme de correspondances ou de carnets constitue un exercice intéressant pour mesurer le poids, le choix et la circulation (ou non) des mots.

À la rencontre de l’Autre

Le thème transversal de la rencontre de l’Autre peut être également abordé à travers les carnets de Barthas et sur différents registres : le combattant français, l’allié, le soldat colonial, le civil et l’ennemi. Les nuances apportées par le tonnelier audois ouvrent des champs de réflexion sur l’altérité, les liens tissés, les stéréotypes exacerbés par la guerre et le combat. Le jeu social se découvre, comme à l’occasion du départ des troupes vers le front le 4 novembre 1914. Barthas évoque la tristesse de devoir se séparer de son épouse et de sa femme : « Mais il fallait réagir, on ne pouvait pas traverser la ville les yeux pleins de larmes, comme des femmelettes. On fit donc assez bonne contenance » (p. 39). Les ressorts sociaux et psychologiques de la mobilisation permettent de réfléchir avec les élèves à leur propre mise en scène de soi.
Le 10 décembre 1915 à Neuville-Saint-Vaast, dans la Pas-de-Calais, après une année terrible de combat (la plus meurtrière de la guerre), Louis Barthas lance un appel :

« Qui sait ? Peut-être un jour sur ce coin de l’Artois on élèvera un monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entre-tuer malgré leur volonté. »

Cent ans après, le monument pacifiste souhaité par le tonnelier audois est érigé à l’endroit qu’il avait désigné. Cette proposition de Louis Barthas d’élévation d’un monument peut être le point de départ d’un projet pédagogique ambitieux : étudier les monuments et mémoriaux érigés après la guerre et imaginer aujourd’hui, avec les élèves, des monuments qui témoigneraient du souvenir de celle-ci.
Outre le travail d’archives et de description artistique et symbolique qui peut être réalisé à partir d’un corpus de monuments locaux, nationaux (sur le thème du pacifisme) ou internationaux, il est possible de créer un monument virtuel ou physique, au sein de l’établissement ou dans l’espace public, avec l’appui des collectivités territoriales. Ce qui implique un travail de communication en direction de partenaires, un travail de création, voire de construction (filières de lycées professionnelles).
Ce type de projet collectif permet un apprentissage de compétences diverses, allant de l’histoire des arts aux mathématiques. Elle construit du vivre-ensemble et du penser-ensemble en valorisant les travaux de groupe et l’élaboration de traces pérennes de souvenirs dans l’espace scolaire.

Recherches sur le poilu Pierre Pillon, instituteur à Dinan à l'école de garçons, mort en 1917. Concours Les Petits Artistes de la mémoire, classe de CM2 de l'école de La Garaye à Dinan.
Recherches sur le poilu Pierre Pillon, instituteur à Dinan à l’école de garçons, mort en 1917, pour le Concours Les Petits Artistes de la mémoire, classe de CM2 de l’école de La Garaye à Dinan. Cliquer sur l’image pour feuilleter le livret.

Dans le sillage de ce travail de mémoire et de réflexion civique et artistique, il est possible d’investir le concours scolaire des Petits artistes de la Mémoire. Mis en œuvre par l’Office national des Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ONACVG), il propose depuis 2006 aux élèves de cycle 3 de réaliser le carnet artistique d’un combattant de leur commune. Les très beaux carnets graphiques et littéraires de l’artiste patriote Renefer, qui dessinait des scènes de la vie combattante pour sa petite fille, sont présentés comme modèles. L’expérience de guerre de Renefer n’est pas unique et elle prend tout son sens en étant comparée avec celle de Louis Barthas.
Cette confrontation des points de vue et des formes prises par le témoignage permet en classe de montrer la richesse des écritures de soi, et la complexité des attitudes et des sentiments. Dans cette perspective, une piste pédagogique résolument pluridisciplinaire est proposée sur le portail national des commémorations centenaire.org [8].

Un espace de réflexion sur les mémoires

Les commémorations de la Grande Guerre apparaissent comme un espace de réflexion sur les mémoires, l’histoire, les liens tissés entre le présent et le passé. Le passé ne doit pas être enseigné comme un réservoir de dates et d’images ; il doit vivre au présent parce qu’il aide à le comprendre. Dans cette perspective, l’étude des carnets de Louis Barthas permet une formation au débat et à la citoyenneté. L’étude de l’espace proche donne l’occasion de relever ce qui a fait mémoire depuis la guerre.
Cet espace proche structure l’environnement symbolique des élèves et son sens doit leur être révélé. Des rues portent-elles le nom de Louis Barthas en France et où ? D’autres personnages ou lieux liés à la Grande Guerre ont-ils été retenus et pourquoi ? Quel sens à donner à l’odonymie ? Qui propose de dénommer les rues et selon quel procédé ? La démocratie se nourrit de citoyens acteurs et actifs : le projet d’étude des noms de rues participe à cet apprentissage.
« Huit jours à peine après l’arrivée du premier train de blessés, c’était déjà l’indifférence », note Barthas dans son récit (p. 20). Comment réagir face à la guerre, face à son devoir ? Comment les citoyens se mobilisent, sont mobilisés ? Retrouve-t-on ces mécanismes sociaux et psychologiques aujourd’hui à la suite des attentats ? Permanences et mutations peuvent être mises en lumière en dégageant les spécificités de la Grande Guerre et son legs mémoriel.

Le site de la Mission du Centenaire, centenaire.org
Le site de la Mission du Centenaire, centenaire.org (cliquer sur l’image)

Un modèle d’enseignement reliant présent et passé
sur un socle problématique qui fait sens pour les élèves

Témoin ordinaire de la guerre, Louis Barthas nous est aujourd’hui précieux pour comprendre, à hauteur d’homme, ce qui s’est joué dans l’expérience de guerre. Il ne relate que ce qu’il a vu, au ras de la boue des tranchées, avec cette capacité de comprendre et de critiquer tactiques et stratégies mises en œuvre par le commandement. Il ne s’agit pas de le présenter, nous l’avons rappelé, comme le nec plus ultra des récits de guerre. Quelques utiles comparaisons avec d’autres textes permettent d’en montrer l’originalité sur le fonds et la forme, d’en montrer les limites (regards d’un fantassin, d’un socialiste) et de bien expliquer à nos élèves que l’historien, comme le citoyen, doit puiser à plusieurs sources lorsqu’il souhaite se construire sa propre opinion.
Il était question ici de présenter un exemple de témoignage utile à l’enseignement de la Première Guerre mondiale dans une perspective disciplinaire et également scolaire. Ses carnets offrent des supports utiles de cours en histoire et en français ou pour des projets pédagogiques pluridisciplinaires plus ambitieux. Les commémorations nous apprennent en effet que les enjeux liés à un tel événement historique, aux puissantes résonances contemporaines, nécessitent que l’école s’en empare pleinement. Retracer un parcours de vie, travailler sur l’écriture de soi, construire un monument en plaçant les élèves comme acteurs et gardiens d’un patrimoine partagé, autant de pistes qui dépassent la seule étude littéraire ou historique.
Elles portent en elle un modèle d’enseignement reliant présent et passé sur un socle problématique qui fait sens pour les élèves ; proposant la confrontation saine des points de vue et des créations ; un travail de groupe qui fait sens pour tous. C’est de notre point de vue dans cette direction que l’école doit résolument s’engager. Les commémorations du cycle du Centenaire nous l’enseignent. Louis Barthas aurait sans doute plébiscité cette dynamique de transmission capable d’éclairer les jeunes générations sur les dangers de la guerre.

Alexandre Lafon

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[1] Roland Dorgelès, Bleu horizon. Pages de la Grande Guerre, Paris, Albin Michel, 1949.
[2] Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929, réédition Presses universitaires de Nancy, 1993-2007.
[3] Idem, p. 492
[4] Lire la postface de l’édition de 2003.
[5] Rémy, Cazals « La culture de Louis Barthas, tonnelier », dans Pratiques et cultures politiques dans la France contemporaine. Hommage à Raymond Huard, Université Paul-Valéry, Montpellier, 1995, p. 425-435.
[6] Alexandre Lafon, « La camaraderie dévoilée dans les carnets de Louis Barthas (1914-1918) », dans Annales du Midi, n°120, 2008, p. 219-236.
[7] Romain Darchy, Récits de guerre 1914-1918, suivis de Récits de captivité, Bernard Giovanangeli Editeur, 2016.
[8] Une piste pédagogique pluridisciplinaire proposée sur le portail national des commémorations centenaire.org
Interdisciplinarité : étudier la Grande Guerre• « Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918 », La Découverte, 1978-2003.
• Les carnets de guerre de Louis Barthas présentés par Georges Barthas et Rémy Cazals (Archives départementales de l’Aude).
Sur les rapports entre la littérature et la guerre, voir le dossier de l’École des lettres : 14-18. Écrire la guerre (Henri Barbusse, Roland Dorgelès, Raymond Radiguet, Roger Vercel, Pierre Drieu la Rochelle, Erich Maria Remarque, Roger Martin du Gard,  John Dos Passos, Ernest Hemingway, Maxence Van der Meersch, Jean Giono, Louis Guilloux, Pierre Bergounioux, Jean Rouaud, Pierre Lemaitre,Christian De Metter, Tania Sollogoub, Gisèle Bienne, Christian Lehmann, Jacques Tardi…).

14-18. Écrire la guerre, l'École des lettres

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Alexandre Lafon
Alexandre Lafon

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