"Histoire mondiale de la France", sous la direction de Patrick Boucheron
En ces temps de campagne présidentielle, le passé de la France et ses dates et figures tutélaires sont convoqués par tous les candidats en fonction du sens qu’ils souhaitent lui donner. En proposant une histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron et des coordinateurs apportent une réflexion rafraîchissante et utile sur l’histoire, son écriture et ses usages.
L’ouvrage volumineux de 790 pages, qui ne doit pas rebuter le lecteur hésitant, s’ouvre sur ce propos de l’historien Jules Michelet : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France » (Introduction à l’histoire universelle,1831). Affirmation qui pourrait paraître paradoxale tant Michelet est associé à l’écriture du « roman national » français, tout entier tourné vers la définition d’une France à l’histoire providentielle et universelle.
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Lorsque le monde éclaire l’histoire de France
Mais il s’agit bien pour Patrick Boucheron et les cent vingt-deux historiens qui l’ont suivi dans cette entreprise de déconstruction et de retournement – le monde éclairant l’histoire de France plutôt que la France éclairant le monde –, de sortir d’une histoire de France patriotique, nombriliste et conservatrice. Dominique Borne, dans Quelle histoire pour la France ?, nous invitait déjà à pratiquer un aggiornamento d’une histoire de France, essentiellement scolaire, et inscrite encore dans le roman national providentiel puis républicain sclérosé et déformé par certaines thèses exclusives.
Dominique Borne milite pour une histoire « plurielle et libre » ouverte sur l’extérieur : « Notre histoire de France ne dessine pas une trajectoire orgueilleuse et solitaire. Elle juxtapose des éclats. » Il convoque ainsi l’Europe et le monde dans l’idée de réinventer un parcours historique dégagé de relents identitaires contemporains par trop nauséabonds.
Le projet de Patrick Boucheron s’inscrit dans ce projet de décentrement. La France d’aujourd’hui s’explique aussi par le monde, avec le monde qui l’entoure, de la Préhistoire au XXIe siècle. Si l’on retrouve le panthéon traditionnel des figures tutélaires tels Clovis, saint Louis ou Napoléon, les dates retenues et les sujets traités ouvrent la chronologie et les champs cognitifs (histoire politique, littérature, sciences ou arts) : l’influence des peuples africains (717), l’importance du mythe fondateur et de saints utiles à la construction de l’État (1270 et la mort de Louis IX à Carthage), l’histoire tumultueuse avec les territoires voisins (Toulouse et son comté ?), de l’Espagne à l’Italie (1282 et les vêpres siciliennes), mais également la circulation des hommes et des biens venus de toute l’Europe qui ont enrichi et continue à enrichir la France.
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Une France qui s’est construite en rencontrant le monde
L’organisation de l’ouvrage se fonde sur une chronologie qui bouscule un grand nombre de repères intégrés dans notre imaginaire collectif. De nombreuses entrées égratignent ce même panthéon national. Elles replacent la France dans une histoire plus large.
Chaque article, rédigé sous la forme d’un récit enlevé plus que d’un cours d’histoire, dévoile une France qui a été dans le monde et s’est construite en le rencontrant, en voulant le conquérir ou le changer : lire en particulier l’article « Un esclave noir à Pamiers » en 1446, ou ceux consacrés à l’édit de Nantes et à l’affaire Dreyfus, qui apparaissent comme des événements européens. Dans cette veine, certains auteurs montrent aussi que l’histoire est jonchée de projets politiques ratés…
Il est heureux de parcourir également des pages entières, dans un ouvrage historique, consacrées à l’art et à la culture («1815 – Musées d’Europe, année zéro ? »). Et, à travers l’ensemble de ces entrées et de 146 articles courts, incisifs, sans notes et qui donne une large place au récit, à la narration des événements qu’il serait ici vain de résumer, l’ouvrage tend à décentrer un roman national qui n’explique pas mais impose un regard. Contre les « crispations réactionnaires » et « l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public », les historiens apportent ici une réflexion plus complexe et donc plus juste. Parce qu’il est plus utile de savoir se penser que de s’imaginer.
Cette entreprise entend donc placer l’historien (du social, du politique, du culturel ou de l’art) au cœur de la cité dans la continuité du projet d’un Marc Bloch ou de d’un Lucien Febvre. La diversité des entrées, politique, militaire, littéraire ou scientifique, appelle à multiplier les coups de sonde, dans une jouissive école buissonnière.
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La France terre d’immigration, et qui en a tiré le meilleur
Les chagrins prendront cela pour une dilution suicidaire de la doxa nationale, voire nationaliste. Cette histoire mondiale de la France n’est rien d’autre qu’un vrai apport didactique et scientifique, loin de n’offrir qu’un récit identitaire fondé sur une essence éternelle, une mission, un narcissisme patriotique qui conduit à l’exclusion et à un repli sur une identité sclérosée.
La France est plus que cela, elle s’est construite sur des siècles, mouvante, tantôt impérialiste, tantôt sur la défensive, accueillante ou peureuse, dans une dynamique hasardeuse des pouvoirs et de la circulation des hommes. Et dans un monde qui change et continue de changer (1989-2015), le repli n’est pas la solution.
Cette Histoire mondiale de la France éclaire la construction de notre territoire et de ceux, pluriels, qui y vivent. Elle trouverait réellement son utilité dans les salles de classe et un prolongement par une histoire mondiale de la démographie française qui manque dans les programmes scolaires. Afin d’enseigner une fois pour toute que la France est une terre d’immigration, et qu’elle en a tiré le plus souvent le meilleur.
Alexandre Lafon
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• « Histoire mondiale de la France », sous la direction de Patrick Boucheron, professeur au Collège de France. Coordination : Nicolas Delalande, professeur associé au Centre d’histoire de Sciences Po ; Florian Mazel, professeur à l’université Rennes 2 ; Yann Potin, chargé d’études documentaires aux Archives nationales ; Pierre Singaravélou, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Seuil, 2017, 800 p.
• France culture : Patrick Boucheron et Jean-Noël Jeanneney commentent la place de l’histoire en France.
• Conférence de Patrick Boucheron à l’École normale supérieure : Décentrer et désorienter notre regard sur la Méditerranée.