« Mr Turner », de Mike Leigh, biopic ou œuvre picturale ?

Mr Turner

 
Mr Turner du grand cinéaste britannique Mike Leigh est un biopic. Ce genre d’abord télévisuel, mais qui existe depuis plus de trente ans au cinéma, a connu une nouvelle déferlante au début des années 2000 avec La Môme, The Queen, Hitchcock, Lincoln, Edgar, sans doute parce qu’il est un moyen de mettre en avant de grandes figures et de redorer ainsi l’image d’une civilisation occidentale décadente et en mal de reconnaissance à l’heure de la mondialisation.
C’est une valeur sûre au box office des directeurs de salles de cinéma. Genre à succès, aux limites floues, le biopic emprunte à tous les autres genres, du western à l’opérette. Oscillant entre les approximations historiques et le récit d’aventures romanesques, il obéit cependant à des contraintes narratives spécifiques.

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Les codes du biopic

Ce sont d’abord les codes profilmiques : le décor et les costumes d’époque en particulier. Mais aussi les codes filmiques proprement dits qui concernent le choix du biographe entre l’exhaustivité d’une vie ou certains aspects de la vie privée, c’est-à-dire entre le récit totalisant ou le récit partiel, les dernières années de sa vie pour le peintre.
Ils concernent également l’ordre narratif choisi, linéaire ou par flash-back, la sélection des éléments à éliminer, les partis pris destinés à faire sentir au spectateur l’écoulement du temps, la place accordée au dialogue et la place de l’énonciateur selon que le récit est en voix-off ou non.
Quoi qu’il en soit, si répandue dans le public est l’idée de la véracité de telles reconstitutions que chaque spectateur se sent en droit de critiquer le moindre écart des biographies filmées par rapport à la vérité historique. Pourtant le réalisateur est libre de ses choix, pourvu qu’il s’attache à une personnalité de premier plan comme l’immense peintre paysagiste britannique  Joseph Mallord William Turner (1775-1851) qui incarne l’art de la peinture porté à son plus haut degré de raffinement.
 

Autoportrait de Turner, 1799 © Tate Gallery
Autoportrait de Turner, 1799 © Tate Gallery

Une vision intérieure de la lumière

Le film de Mike Leigh se veut à la fois historique, intimiste et esthétique, nous faisant pénétrer dans l’univers personnel de Turner, qui permet de mieux comprendre son art. Très long – 2 h 29 – il retrace les vingt-cinq dernières années de l’existence peu connue de ce membre de la Royal Academy of Arts qui vit entre son père, barbier et costumier, qui est aussi son assistant, et sa dévouée gouvernante.
Au faîte de sa gloire, il côtoie l’aristocratie, fréquente les maisons closes et nourrit son inspiration par ses nombreux voyages. C’est d’ailleurs aux Pays-Bas devant un Rembrandt que Mike Leigh le surprend d’abord, puis le cinéaste s’attache à analyser un caractère très introverti, peu communicatif, entièrement tourné vers sa propre vision intérieure de la lumière, qu’il a su traduire sur la toile comme personne, même si sa renommée ne lui épargne pas les railleries du public ou les sarcasmes de l’establishment.
À la mort de son père, profondément affecté, Turner s’isole et sombre dans la dépression. Sa peinture s’assombrit.
 

Timothy Spall dans "Mr Turner", de Mike Leigh
Timothy Spall dans « Mr Turner », de Mike Leigh

 

Timothy Spall, prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes 2014

Elle retrouve des tonalités incandescentes quand il rencontre Mrs Booth, propriétaire d’une pension de famille en bord de mer, dont il va emprunter le nom pour vivre avec elle incognito. La lumière jaillit alors de l’ombre et de la réflexion.
Mike Leigh donne le rôle-titre de Mr Turner pour la cinquième fois à son acteur fétiche, Timothy Spall, qui a remporté cette année au Festival de Cannes le prix d’interprétation masculine pour l’excellence de sa composition d’un artiste presque autiste, capable de faire mesurer le contraste frappant entre la trivialité bougonne de l’homme et le sublime de sa peinture, tant vantée par Ruskin, son exécuteur testamentaire.
Leigh a suffisamment de métier et de sensibilité pour ne pas créer un personnage stéréotypé de peintre excentrique, taciturne et manipulateur. Son film, loin d’être conformiste fait ressortir la pudeur d’un deuil cruel à la mort du père adoré, ou lorsque l’artiste rejoint, avec des émotions d’adolescent, sa maîtresse au bord de la mer. Cynisme de cour de l’académicien, altruisme discret envers ses collègues, le portrait est tout en nuances et en contrastes.
 

Turner, "Le dernier voyage du “Téméraire”", 1838, National Gallery, Londres
Turner, « Le dernier voyage du “Téméraire” », 1838, National Gallery, Londres

Le « peintre des incendies »

La somptueuse photo de Dick Pope exalte les ciels nuageux, les paysages crépusculaires et les marines tourmentées (comme le fameux Dernier voyage du Téméraire de 1838), faisant de chaque plan un tableau. Le film n’entend pas montrer le chemin parcouru depuis la représentation réaliste jusqu’aux œuvres lumineuses, à la limite de l’onirique (Tempête de neige en mer, 1842), apparues après un voyage en Italie en 1819 (Campo Santo de Venise), où le peintre découvre le pouvoir suggestif de la couleur.
Considéré tantôt comme précurseur de l’impressionnisme, tantôt comme celui de l’abstraction lyrique, Turner reste surtout, comme le montre le film, le « peintre des incendies ». Un talent comme celui de Turner et sa vie si discrète justifient un biopic, et la qualité de celui-ci, hommage à la maturité artistique de ce peintre génial et réflexion sur la condition d’artiste, solitaire et sans compromis, est indiscutable.
À voir absolument.

 Anne-Marie Baron

Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

Un commentaire

  1. Le film en effet est très long mais on ne s’ennuie jamais.L’acteur interprétant le peintre est prodigieux.Une fois de plus le cinéma britannique nous sort un chef d’oeuvre.

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