11 mai : pour quoi vais-je reprendre ?
Ce qui frappe à quelques jours de la réouverture des écoles, c’est le contraste entre l’élan de générosité du 16 mars et la frilosité du 11 mai. Tout un paradoxe : en mars on demandait une chose inouïe aux professeurs : l’école à distance, la continuité pédagogique, et les enseignants suivaient. Aujourd’hui on leur demande le retour en classe, et l’adhésion n’y est plus.
En mars une mobilisation inattendue et plutôt belle à voir (saluée par beaucoup), en mai une résignation sans enthousiasme (et comprise d’ailleurs par beaucoup).
Pourquoi un tel retournement ?
L’appel du 16 mars a été perçu non comme une obligation mais comme une invitation, un feu vert à l’initiative pédagogique, au dévouement et à la conscience. Chacun eut alors le sentiment d’agir d’abord et avant tout pour les élèves. L’appel du 11 mai est vécu comme une injonction administrative aux contraintes matérielles décourageantes et à la pertinence pédagogique douteuse.
Chacun a désormais le sentiment de servir la reprise économique et sociale bien avant la cause de l’éducation. En d’autres termes, les profs n’ont pas changé, leur attachement au métier est le même, ce qui a évolué ce sont les attentes du ministère à leur égard. Devant cette situation, la question n’est plus pour eux : comment vais-je m’y prendre ? Mais pour quoi vais-je reprendre ?
En mars, le ministère se souciait d’accompagner au mieux les enseignants et mobilisait tous les moyens d’actions pédagogiques à sa disposition, entraînant derrière lui jusqu’aux milieux de la culture et des médias. En mai le souci est d’accueillir le plus grand nombre d’enfants, selon des critères d’âge, de classes sociales et de zones de contagion. Hier le mot d’ordre était continuité pédagogique, aujourd’hui il est réouverture des écoles.
Aucun enseignant n’est insensible à ce changement de priorité, aucun ne peut voir sans peine ou amertume son travail perdre de sa signification, et après avoir dirigé des semaines ses élèves à distance, ce même enseignant, dépité, s’interroge :
Si le bac de français est si important pourquoi ne pas avoir fait rentrer au plus tôt les élèves de première ?
Si les orientations en fin de troisième sont capitales pourquoi tarder à reprendre en main les classes concernées par ces décisions ?
Si le travail scolaire est si nécessaire, pourquoi réduire de moitié le nombre d’heures devant les élèves en raison de la limite des classes à quinze ?
Si l’égalité d’accès aux connaissances a été une forte objection à l’enseignement numérique, pourquoi l’inégalité sanitaire territoriale n’inspire-t-elle pas les mêmes réserves et inquiétudes ?
Si tout devient soumis aux décisions et conditions locales, pourquoi là où l’enseignement à distance a été un succès, l’expérience ne se poursuivrait-elle pas jusqu’à l’été ?
Il reste exactement deux mois avant les grandes vacances, deux mois qui laissent le temps de reparler d’élèves, de programmes, d’objectifs et de travail scolaire. Il est normal que la situation sanitaire soit une priorité, mais si en mars on a su concilier l’impératif éducatif à l’urgence hospitalière, il est moins normal qu’aujourd’hui cet équilibre honorable soit mis à bas par les exigences socio-économiques.
Pascal Caglar
• Circulaire relative à la réouverture des écoles et établissements et aux conditions de poursuite des apprentissages (4 mai 2020).
• Réouverture des écoles : comment accompagner au mieux les élèves ? (6 mai 2020).
Vous pointez effectivement tous les paradoxes d’une navigation des plus erratiques! Qui peut y comprendre quelque chose? Comment, de plus, faire cours avec des conditions sanitaires si draconiennes qu’elles visent à transformer les élèves en robots dociles?
Article d’une remarquable lucidité. Puisse-t-il être entendu dans les hautes sphères !