« Voyage Of Time » et « Song To Song », de Terrence Malick, deux films essentiels
Deux films de Terrence Malick sont sortis en même temps. Un véritable événement pour ce cinéaste si rare.
Dans son documentaire, Voyage Of Time, il va jusqu’au bout de sa radicalité. Plus d’intrigue, plus de personnages. Une profession de foi panthéiste en images enchaînées, une méditation de pure poésie sur l’infini du temps et le mystère du surgissement de la vie.
Dans Song To Song, il bat les cartes d’un jeu dont les figures ressemblent à celles de sa propre vie et manipule ses personnages, ballottés entre le Mal et le Bien.
« Voyage Of Time »
Voyage Of Time commence par un œil grand ouvert en insert, qui introduit à la contemplation. L’hymne à la Vie, mère inépuisable de tout, prend la forme d’un psaume, d’un cantique, fait de monosyllabes. Le ton de la récitante Cate Blanchett est recueilli, c’est celui de l’invocation, de la psalmodie, de la prière. Le rythme de son discours, qui détache chaque mot, celui d’une lente mélopée.
Comme l’indique le sous-titre : “From so simple a beginning“, Malick retrace le commencement, bereshit en hébreu, c’est-à-dire les deux cosmogonies des premiers chapitres de la Genèse. La chronologie de cette narration renvoie très précisément au texte biblique, avec les étapes successives de la création ou plutôt de l’émanation depuis le chaos originel. Successivement viennent au jour végétaux, poissons, oiseaux et c’est l’évolution des différentes formes de vie, depuis les protozoaires jusqu’aux espèces les plus évoluées.
L’ambition scientifique du cinéaste, qui a eu recours pendant des années aux meilleurs spécialistes – astronomes, biologistes, anthropologues, zoologues, géographes, physiciens, chimistes – pour choisir, compiler et valider l’exactitude des phénomènes naturels représentés, n’est pas incompatible avec le texte de l’Écriture, dont l’interprétation kabbalistique souligne le caractère évolutionniste. Des éléments aux espèces animales, puis à l’homme préhistorique, Terrence Malick retrace l’histoire de cette évolution. Des images de synthèse rudimentaires font revivre les dinosaures, des effets visuels représentent les phénomènes géologiques, fusions, éruptions, bouillonnements, failles et glissements de plaques terrestres.
Les eaux sont bien celles « qui fourmillent d’une multitude animée, vivante » et où « les cétacés énormes, et tous les êtres animés se meuvent et pullulent selon leurs espèces » ; tandis que « des oiseaux volent au dessus de ta terre, à travers l’espace des cieux ». « Dieu les bénit en disant : Croissez et multipliez remplissez les eaux, habitants des mers oiseaux, multipliez sur la terre ! » Chaque animal évoque donc l’ère de l’harmonie universelle avant la Chute. Puis l’homme, Adam, quoique fait de la même terre adamah, introduit le trouble dans cette harmonie en croquant, avec Ève tentée par le serpent, le fruit de l’arbre de la Connaissance.
Nostalgie des origines ? Évocation mélancolique du paradis perdu ? Plutôt méditation métaphysique sur la disproportion pascalienne de l’homme entre les deux infinis. Images microscopiques et images gigantesques nous y incitent, tandis que des travellings latéraux lents ou très rapides parcourent les immensités cosmiques.
Images splendides et images salies et brouillonnes des scènes de la vie quotidienne sur terre posent la terrible question du Mal, comme dans une vision de cauchemar. Le montage alterné en fait ressortir le choquant contraste. Tout ça pour ça ? La réponse à cette éternelle interrogation est peut-être ici que la vie n’est faite que de ces oppositions dramatiques et dynamiques : eau et feu, lumière et obscurité, haine et amour, joie et peine, bonheur et malheur. De la Genèse, on passe à l’Ecclésiaste. Vanité des vanités ! Car le temps dévaste tout, dévore tout. Rien ne dure. C’est la loi de la vie, qu’il faut accepter sans murmure :
« Qui es-tu, Toi qui donnes la vie et la lumière? Ne suis-je pas ton enfant
O Life ! O mother ! »
L’objectif du film est de provoquer un émerveillement sacré, une émotion mystique devant le travail titanesque de la vie, auprès duquel toutes les créations humaines sont dérisoires, y compris les mégalopoles dont nous sommes si fiers. Objectif atteint par ce cinéaste visionnaire, qui réussit à mettre en images animées et musicales un véritable spectacle métaphysique avec une perfection visuelle et rythmique qui force l’admiration.
« Song To Song »
Song To Song pourrait s’intituler, comme le film de Max Ophüls, La Ronde. Mais pas pour les mêmes raisons. Ophüls adaptait une pièce d’Arthur Schnitzler orchestrant une série de rencontres amoureuses ou « galantes » allant de la prostituée au soldat, du soldat à la femme de chambre, de la femme de chambre au fils de famille, de celui-ci à Emma, d’Emma à Charles son mari, de Charles à la grisette Anna, au poète, puis à la comédienne et au comte, lequel, retournant s’encanailler avec la prostituée, bouclait le cercle.
On sort de Song To Song dans un état second. Abasourdi, assommé, épuisé. Dans le film de Malick, la caméra tournoie aussi à un rythme effréné, comme pour “attraper la vie au vol”, mais les personnages principaux entre lesquels elle évolue ne sont que quatre : une jeune femme entre deux hommes, et une autre femme, séduite par le plus âgé des deux, Cook (Michael Fassbender).
C’est un producteur de musique qui cumule richesse et pouvoir, sans pour autant être satisfait. Séduisant, pervers, sans scrupules, tentateur, c’est un ange déchu comme le souligne dans le film un tableau symboliste. Diabolique, luciférien, il corrompt et manipule la jeune musicienne Faye (Rooney Mara), amante de son meilleur ami BV (Ryan Gosling); la voilà qui passe ” from song to song, from kiss to kiss ” et va de l’un à l’autre par goût, par intérêt de carrière et parce qu’elle veut faire toutes les expériences possibles. “Toujours plus loin, toujours plus libre.”
Quant à Rhonda (Nathalie Portman), une serveuse rencontrée par hasard, il lui fait découvrir le plaisir et l’amour, l’épouse, puis l’entraîne dans des parties fines qui impliquent les deux femmes et les poussent au désespoir. Comme des funambules, les protagonistes se touchent ou se frôlent, toujours en équilibre instable. De la joie suprême au tréfonds du malheur. La mise en scène devient une mise à l’épreuve, une épreuve de vérité, un pari sur la beauté et la pureté des sentiments, un poème bucolique dans lequel la sensualité domine et perd les êtres humains. L’omniprésence de l’eau symbolise leur flottement entre les choix et les valeurs, la foule du concert géant, le risque de se perdre.
On le voit, la thématique de la faute, voire du péché domine cette ronde, devenue peu à peu infernale. La caméra, dansant et virevoltant avec les personnages et autour d’eux, nous entraîne, en “valse mélancolique et langoureux vertige“, dans un monde vénéneux de luxe et de volupté, par un mouvement infini dans lequel les corps tournoient sans contrôle. Le montage tantôt cut, tantôt d’une grande fluidité, ne cesse de nous désarçonner. L’objectif varie à l’extrême les angles de prises de vue, déformant corps, paysages, maisons; l’oblique barre ou remplace le cadre. La caméra s’éloigne et se rapproche sans cesse, nous donnant le tournis.
Cette danse est-elle l’image de la vie, qui nous entraîne dans son tourbillon et nous échappe?
Baudelaire, Rimbaud ou William Blake ? Faye montre un portrait de Rimbaud, le poète de tous les excès, son modèle, et cite le poème “La divine image” du recueil Les Chants de l’innocence de Blake : “For mercy has a human heart. / Pity, a human face, / And Love the human form divine, / And Peace the human dress.”
Le rire domine d’abord, celui de la légèreté, de la fête, qui enivre jusqu’à l’apesanteur, mimée symboliquement dans la scène de l’avion. Les corps exultent, mais vont bientôt déchanter. Les voix off superposées aux dialogues des différents personnages nous font entendre non seulement ce qu’ils disent, mais ce qu’ils pensent. De plus en plus tristes, elles traduisent les points de vue de ces êtres ballottés et narrent tour à tour cette histoire d’amour et de trahison, de faute et de repentir.
Chacun des protagonistes réalise qu’il s’enfonce dans le péché et découvre qu’il a une âme. Le chant devient déploration, cantique de deuil, lamentation. Il existe en nous une conscience morale, manifestée par cette voix intérieure qui nous accompagne, nous tenaille, nous harcèle. Malick la rend audible. Mais la conscience ou la raison peut aussi parler par la voix des autres, ici les grands musiciens que sont Patti Smith ou Iggy Pop, jouant leur propre rôle mais aussi servant de mentors bienveillants à ces êtres à la dérive. Ils ne pratiquent presque pas leur art dans le film, ou seulement par plaisanterie ; Malick n’a pas voulu engager une réflexion sur la musique, mais, dans la ville d’Austin (Texas), capitale des musiciens et des festivals, faire une sorte de document sur la vie des rockers hors de la scène, présentés comme autant de figures tutélaires pour les jeunes artistes déboussolés.
Une fois encore, le cinéaste associe l’autobiographie à la Bible, les souvenirs personnels à la naissance du Mal sur terre. Comme dans À la merveille, la poésie biblique du Cantique des cantiques – Song of songs –, dirige sa caméra qui caresse tour à tour, le cou, les seins, le ventre de la bien-aimée avec une sensualité qui l’emporte sans résistance. Mais c’est la Genèse qui inspire la mise en scène des copains presque frères, devenus rivaux qui manquent de s’entretuer sur le champ fatidique.
Fraternité ennemie, nostalgie de l’autorité parentale, suicide, souvenirs en flash back des familles respectives des quatre personnages renvoient à une seule famille, celle du cinéaste, omniprésente dans son œuvre depuis L’Arbre de vie. Diffractée, méconnaissable, éparpillée, mais obsédante. Et ses fantasmes érotiques prennent la forme de personnages qui sont autant d’images de lui-même et de ses proches, transformées en figures bibliques ou en lames du tarot.
Pour un film pareil, il fallait une bande son exceptionnelle. Celle-ci, éclectique et grandiose, va de Debussy, Saint-Saëns ou Ravel à Patti Smith, bien sûr (Birdland), Bob Dylan, Iggy Pop, Bob Marley et surtout Lykke Li (I Know Places, Love Out of Lust), devenue comédienne pour l’occasion, et le groupe funk rock Red Hot Chili Peppers. La musique populaire constitue le fil qui relie les personnages les uns aux autres.
Malick crée ainsi, en images et en musique, une œuvre de moraliste ou de théosophe. Le Mal entraîne tous les personnages vers la corruption et la luxure. Le démon, incarné par Cook, se tient « enveloppé dans sa ruse comme un joueur de marionnettes (rendu visible) aux yeux des spectateurs, et ne paraît pas toucher aux automates qu’il fait mouvoir ». Métaphore théâtrale, omniprésente chez Louis Claude de Saint-Martin. L’illusion est centrale dans cette influence diabolique. Victime d’un leurre dont il essaie d’enchanter les hommes, le démon est le maître des illusions. Il ne sait qu’enfanter des images et des ombres et y reste attaché, sans jamais trouver le moyen de s’en délivrer. Mais son pouvoir ne dépend que de notre volonté. Dante et Milton ne sont pas loin.
Tentation, Chute, Châtiment, Rédemption, c’est l’éternel schéma – humain ou divin – qui structure l’œuvre de Terrence Malick. Mais son génie est de traduire notre commune aventure en images de plus en plus aériennes dans lesquelles nous nous reconnaissons, faibles et victimes de toutes les apparences. Elles font se rejoindre, dans la ronde vertigineuse de notre vie, vérité et mensonge, faute et miséricorde, et montrent la place infime mais cruciale de l’homme entre les deux infinis, mais surtout entre Nature et Culture, Ciel et Terre, Enfer et Paradis.
Anne-Marie Baron
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Voir sur ce site les analyses d’Anne-Marie Baron sur :
• « À la merveille », de Terrence Malick.
• « The Tree of Life » – « L’Arbre de vie » –, de Terrence Malick, Palme d’or du festival de Cannes.
Une analyse magnifique pour des films qui ont l’air de l’être tout autant. Me voilà conforté dans l’idée d’aller les voir. Cette année cinématographique est plus riche que jamais!
Très intéressante et pénétrante critique que je partage complètement. Après une trop longue absence, merci d’être de retour pour nous partager vos analyses substantielles sur les films que vous vous voyez ; Vous donnez envie d’aller au cinéma.
philippe
La rubrique cinéma et ses lecteurs assidus désespéraient de ne plus voir publiées ici des critiques d’une telle qualité. Malick, dont vous avez fait votre spécialité, vous doit les plus beaux papiers sur ses oeuvres. Presque aussi poétiques que les films eux mêmes.
Merci.