"Vous n'avez encore rien vu", d'Alain Resnais
On aimerait aimer le dernier film d’Alain Resnais qui répond au titre plein de malice et fondé sur l’effet de mise en abyme de Vous n’avez encore rien vu.
On aimerait l’aimer d’abord par reconnaissance envers le cinéaste. Depuis près de soixante ans (Nuit et brouillard date de 1955), Alain Resnais nous donne des films forts, originaux, graves ou légers, jamais médiocres, toujours intelligents, novateurs, inspirés.
Les moins aboutis de ces films feraient office, chez d’autres réalisateurs, de chefs d’œuvre. À quelques très rares exceptions près, que nous négligerons, car une telle carrière suscite l’admiration et mérite le respect. Précisons au passage que le temps n’altère pas le talent, les dernières réalisations depuis On connaît la chanson (1997) étant soutenues par une jubilation juvénile aux vertus contagieuses.
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D’Anouilh à Resnais
On aimerait l’aimer ensuite en raison de l’exceptionnelle originalité du scénario et de la prodigieuse virtuosité de la réalisation. Resnais est un maître dans l’art de combiner les intrigues, de croiser les histoires, de superposer les strates narratives.
Ici, voulant illustrer le mythe d’Orphée, il néglige les sources grecques et se met dans les pas d’un auteur dramatique un peu daté (mais moins que Henry Bernstein, adapté dans Melo), Jean Anouilh. Il part donc d’Eurydice, relecture moderne, par le futur auteur d’Antigone, de l’aventure légendaire qui, plus qu’au poète et musicien, s’attache à son épouse, la charmante et imprudente nymphe. Mais pour corser l’entreprise, le scénariste (Laurent Herbiet) choisit de mélanger le sujet à une autre pièce du même auteur, largement postérieure, plus boulevardière, Cher Antoine ou l’amour raté.
L’action du film vagabondera entre les deux pièces savamment articulées avec l’habileté roublarde d’un prestidigitateur génial.
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Un jeu de miroirs étourdissant
Mais ce n’est pas tout. On devrait encore aimer ce film car, à partir de ce canevas subtil, le cinéaste va nous entraîner dans les dédales fascinants de la narration spéculaire. Les amis d’Antoine assistent sur un écran, derrière un rideau qui s’ouvre opportunément, à la représentation actuelle d’une pièce qu’ils connaissent pour en avoir tenu les divers rôles.
Nous sommes en plein dans l’effet de théâtre dans le théâtre qu’ont si bien exploité quelques prédécesseurs fameux comme Corneille (dans L’Illusion comique), Marivaux (dans les « utopies ») ou Pirandello (pour la plupart de ses pièces). La réalité se mêle à la fiction, les comédiens du générique jouent leur propre personnage et se superposent aux interprètes du film qu’ils observent et dont ils répètent ou paraphrasent les répliques, rejouant la même scène à des âges différents et avec des sensibilités variables. Tout cela produisant un jeu de miroirs étourdissant.
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Une distribution éblouissante
Autre raison d’aimer ce film – on n’ose pas dire la dernière – la distribution éblouissante qui réunit quelques uns des plus grands noms du cinéma. Certains font partie de la famille, ayant tourné plusieurs fois avec Resnais (Sabine Azéma, Pierre Arditi, Michel Robin, Lambert Wilson), d’autres s’y intègrent avec bonheur (par exemple Mathieu Amalric, Bruno Podalydès, Anne Consigny, Andrzej Seweryn…).
Sous la direction du maître, chacun joue sa partition de manière parfaite et participe à ce merveilleux montage cérébral.
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Mais aussi un exercice d’école
Car c’est là que se situe la réserve. La génialité du metteur en scène, du scénariste et des acteurs ne réussit pas à faire de l’entreprise un film réussi. Plutôt un exercice d’école (à montrer à tous les apprentis réalisateurs) et une succession de numéros d’acteurs.
Manque à cette belle machine un peu d’humanité qui dissimulerait le savoir-faire technique du manipulateur. Un peu de sang, de vie. On reconnaît l’intelligence du propos, mais on a du mal à se laisser porter par le spectacle. On applaudit à la prouesse cinématographique, on apprécie la finesse de ce double jeu narratif, on retrouve avec intérêt les thèmes favoris de Resnais – l’amour, la mort, le rapport au temps, le destin – mais on cherche la finalité de l’entreprise et on s’interroge sur ces vains efforts, incapables de susciter une émotion autre qu’intellectuelle.
Manifestement, Resnais et ses acteurs se sont beaucoup amusés en tournant ce film vertigineux. Il n’est pas sûr que les spectateurs s’amusent autant en le voyant.
Yves Stalloni