"Vienne avant la nuit", de Robert Bober, hommage aux disparus de la Seconde Guerre mondiale
Un roman au titre frappant vient de paraître : Les Amnésiques, de Géraldine Schwartz, jeune Franco-Allemande qui, découvrant que son grand-père a acheté à bas prix en 1938 une entreprise à des juifs qui allaient être déportés à Auschwitz, prend conscience du déni de responsabilité de ceux qu’on appelle les Mitlaüfer, ceux qui ont marché avec le courant.
Elle se livre donc à une enquête passionnante et met en garde contre l’amnésie sur le nazisme qui menace de plus en plus de frapper l’Europe, malgré les commémorations des deux guerres mondiales.
.Le questionnement de l’ascendance et de l’identité
C’est contre cette amnésie que s’élèvent le livre (POL) et le film de Robert Bober, Vienne avant la nuit. Né à Berlin en 1931, réfugié en France en 1933, échappé de justesse à la rafle du Vél’ d’Hiv en 1942, devenu l’assistant de Truffaut sur ses premiers films dans les années 50, puis documentariste et écrivain, leur auteur n’a cessé de s’interroger sur son ascendance et son identité. Il évoque dans ces deux œuvres son arrière-grand-père, Wolf Leib Fränkel, entre un shtettel de Pologne et Vienne, la grande ville où il meurt en 1929.
Robert Bober ne l’a pas connu, mais toute son œuvre est hantée par le passé douloureux de ses ancêtres, depuis Cholem Aleichem, un écrivain de langue yiddish (1967) ou La Génération d’après (1971) jusqu’aux fameux Récits d’Ellis Island, histoire d’errance et d’espoir (1980), écrit et réalisé avec son ami Georges Perec. « On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux » (titre du roman de 2010).
Vienne avant la nuit s’inscrit dans cette recherche obstinée et minutieuse des traces de cette époque historique de l’Autriche, marquée par les plus brillants esprits : Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Joseph Roth, Sigmund Freud, tous balayés par la montée du nazisme. Son évocation entrelace donc la grande Histoire, l’histoire de la littérature et celle des petites gens comme son aïeul. En montrant à quel point elles sont toutes trois liées à la nôtre.
.Une œuvre votive aux disparus d’une ville hantée de fantômes – Vienne
C’est sur le générique et la première séquence de La Ronde, de Max Ophuls (1950), que s’ouvrent le film et la ronde des souvenirs. Arrivé à Vienne, le cinéaste installe ses livres et ses photos dans sa chambre, puis part à la recherche de la tombe de cet aïeul. Recherche longue et éprouvante dans un cimetière à l’abandon, soudain éclairé d’un rayon de soleil dans lequel se dessinent les gracieuses silhouettes de trois biches. Image presque miraculeuse de la vie au milieu de ces ruines de mort.
S’enchaînent alors promenades dans la Vienne d’aujourd’hui avec ses magnifiques monuments, touchantes photos de famille, dessins naïfs et tableaux d’art brut, commentaires émus et graves du cinéaste lui-même, citations à la portée si actuelle des grands auteurs viennois. Tout cela est monté comme un collage ou comme un patchwork dont l’ensemble prend le sens d’une œuvre votive aux disparus de cette ville hantée de fantômes. Observation et émotion y retrouvent ce « style télégraphique de l’âme » que cultivait le flâneur de la bohème viennoise, le grand poète en prose Peter Altenberg.
La jeunesse de Wolf Leib Frankel est évoquée par la magie du cinéma : au Prater, depuis un petit train imaginaire, qui évoque celui reconstitué par Max Ophuls dans Lettre d’une inconnue (1948), film lui-même adapté d’une nouvelle de Stefan Zweig, Bober voit, par la fenêtre du compartiment, Przemysl, le village natal de son aïeul en Pologne. Et la voix off de Wolf Leib Frankel évoque en yiddish et à la première personne comment il a appris à fabriquer des chandeliers en observant les gestes du métier, sa rencontre avec son épouse Feiga et la grande famille née de cette union; puis, comment après plus de cinquante ans passés à Przemysl, il rêva de partir en Amérique, fut refoulé à Ellis Island et revint à Vienne reprendre sa profession de ferblantier.
.“Le monde d’hier”
Cette pieuse quête des souvenirs d’un homme simple s’inscrit dans la démarche plus générale de Robert Bober : faire revivre tous les disparus de sa famille et du peuple juif, assassinés par le système concentrationnaire. En les mettant sur le même plan que ces grands écrivains dont nous vénérons la mémoire, le cinéaste leur rend justice et hommage. Vienne avant la nuit, c’est tout ce « monde d’hier » dont Stefan Zweig analysait la chute en 1941, alors que, émigré au Brésil avec sa secrétaire, il avait déjà décidé de mettre fin à ses jours. Ses Souvenirs d’un Européen sont l’un des plus grands livres-témoignages de notre époque.
Comme lui, Bober entend retracer l’évolution de l’Europe de 1895 à 1941, le destin d’une génération confrontée brutalement à l’Histoire et à toutes les « catastrophes imaginables ». Il pourrait dire comme Zweig : « J’ai été témoin de la plus effroyable défaite de la raison ». La lucidité du cinéaste qui pousse son enquête jusqu’à nos jours, est à la hauteur de celle de ses grands aînés et frappe par l’actualité de sa dénonciation des nationalismes dans une ville assez oublieuse du lourd passé de l’Autriche pour se montrer indifférente aux fac-simile des journaux de l’époque que Bober distribue dans un café. Xénophobie et antisémitisme y sont encore en vigueur, et évoquent le temps où les Viennois avaient élu un maire ouvertement antisémite, Karl Lueger, qui fut l’un des inspirateurs et des modèles d’Hitler.
.Une mise en garde salutaire
En voyant ce film, on est à la fois très ému et très inquiet. Car le danger de la montée des populismes et des nationalismes en Europe reste d’actualité. Notre seul garde-fou est la mémoire, à la fois devoir et planche de salut. Ne laissons pas sombrer dans l’oubli tous ces innocents – hommes, femmes et enfants – qui ont été les victimes d’une pensée unique et dictatoriale. Or si l’ennemi change de visage, le mécanisme reste toujours le même : céder au politiquement correct au lieu de penser librement, ne plus s’indigner des choses les plus révoltantes, courber l’échine devant le discours dominant quel qu’il soit.
La littérature et le cinéma, que Robert Bober a pratiqués à la fois comme auteur et comme critique (dans ses émissions de télévision avec Pierre Dumayet sur des écrivains comme Balzac, Queneau, Proust, Valéry et naturellement Perec) nous invitent à réfléchir et à nous replonger dans ce passé « qui ne passe pas » et tend à se reproduire sans être reconnu.
La quête d’identité du cinéaste prend ainsi un caractère à la fois nécessaire et universel. Elle nous incite à rester sur nos gardes et à ne jamais oublier le martyre de nos prédécesseurs, juifs, résistants, tziganes, homosexuels, déportés et exécutés par un système attaché à soumettre les corps et les esprits, et à tuer en l’homme la pensée, donc l’humanité.
« Que leur âme soit reliée au faisceau de la vie » (1 Samuel, 25-29).
Anne-Marie Baron