« Vie de Gérard Fulmard », de Jean Echenoz
Dans Envoyée spéciale, le précédent roman de Jean Echenoz, tout commençait par un enlèvement rue Pétrarque. Vie de Gérard Fulmard commence par une explosion surprenante Porte d’Auteuil dans ce même XVIe arrondissement.
La vraie différence est que Constance, la jeune femme kidnappée se retrouvait dans la Creuse, non loin des Cards (on verra l’importance de ce lieu plus tard) puis en Corée du Nord, alors que Fulmard, résident de la rue Erlanger ne sort jamais de Paris, sinon pour de brefs moments dans la banlieue ouest de la capitale.
L’explosion qui se produit dans le supermarché et par quoi s’ouvre le roman a quelque chose de fantaisiste, bien dans la manière de l’auteur de Nous trois, qui racontait notamment un tremblement de terre à Marseille. Cet événement qui étonne et amuse n’est pas le seul à faire sourire ou rire. S’il est une vertu précieuse à ces romans qui paraissent début janvier, c’est qu’ils dérident et font du bien quand « le temps est à la neige sans neige et la radio diffuse la troisième symphonie de Mahler ».
Mais comme le disait Queneau, une des références de notre romancier, « y a pas que la rigolade dans la vie ». Et celle de Gérard Fulmard ne se déroule pas sous les meilleurs auspices. Pour résumer, en empruntant à son autoportrait, « je ressemble à n’importe qui en moins bien », autrement dit : « je dispose de fort peu d’atouts, peu d’avantages ni de moyens ». Il habite le deux pièces laissé vacant par le décès de sa mère, dans cette peu anodine rue Erlanger et le décès brutal de Robert D’Ortho, son propriétaire, lui accorde un répit précieux pour payer le loyer. Il n’a plus un sou et l’incipit du roman le trouve au milieu de ses « réflexions » quand l’événement surprenant se produit. Tout va très vite s’arranger, côté finances. Enfin, presque.
Fulmard, dont la situation s’est brutalement dégradée quand il a été licencié pour un délit jamais nommé, a l’obligation de se soigner en se rendant chez Bardot, un psychiatre qui est aussi militant pour un petit parti politique, le FPI. Bardot engage son patient pour une mission peu évidente : se débarrasser du chef du parti. Fulmard n’est pas enthousiaste ; il sait ses compétences limitées. Mais il n’a pas le choix ; Bardot le tient par un chantage. Nous n’en dirons pas plus. Lire du Echenoz, c’est entrer dans le labyrinthe du romanesque et y faire son chemin, ou ses chemins. On peut lire et relire, on découvrira toujours des détails et des perspectives nouvelles. Il y a des constantes, mais chaque roman repose sur une forme différente de celle adoptée pour le précédent et la thématique est autre.
Partons des vies. On se rappelle peut-être que dans Envoyée spéciale, Christian et Jean-Pierre, deux bras cassés chargés d’enlever et de surveiller Constance la tenaient prisonnière dans la Creuse. Là où est né et habite l’auteur des Vies minuscules. Rien de commun entre les personnages de Michon et Gérard Fulmard sinon que le genre ancien des vies brèves permet de condenser une existence en peu de pages. Celle de Fulmard pourrait tenir en un paragraphe tant il est peu fait pour être un héros. Mais après tout anti-héros est une fonction aussi difficile à exercer et en ce sens il tient toujours son rang.
Des vies brèves, on en trouve plusieurs dans le roman et certaines sont tirées de la réalité la plus tragique. Elles ont en commun de s’être terminées, ces vies, rue Erlanger : un suicide, un crime spectaculaire et une quasi disparition : en 1942, un certain capitaine Sézille avait demandé qu’on débaptise cette rue, le boulevard Pereire ou la rue Halévy parce qu’elles honoraient des personnes moins distinguées que, par exemple, Édouard Drumont. Fermons cette parenthèse car, « quand on les ferme, qu’on le veuille ou non, on se retrouve dans la phrase ».
Parmi les singularités de ce roman, l’usage de la première personne. Pour quelqu’un qui ne comprend pas tout, qui se laisse facilement duper, il fallait bien ce « je » : cela limite notre compréhension juste des faits. À ceci près qu’un narrateur omniscient comble nos lacunes et nous présente les autres protagonistes et relate leurs déplacements. Jusqu’au Sulawesi, lieu paradisiaque où Louise Tourneur, autour de qui tournent beaucoup d’hommes, connaîtra un sort peu enviable.
Ce narrateur omniscient présente Franck Terrail, le chef peu charismatique et en totale méforme du FPI. Il est l’un des soupirants de Louise, qui l’éconduit. La compagne de Terrail est Nicole Tourneur, secrétaire nationale du FPI et elle vient de se faire enlever, au moment même où le supermarché de la Porte d’Auteuil subissait des avanies. Pas de chance pour ses ravisseurs qui espéraient occuper la Une des chaînes d’information en continu.
De ce parti politique qui ne ressemble à aucun que nous connaissions et partant à tous, le narrateur démonte les mécanismes, met en lumière les conflits et autres luttes d’influence, se servant de procédés utilisés par les médias télévisés ou les séries diffusées par les plateformes. Une fiche sur l’un produit comme un arrêt sur image, une séquence en intérieur, rue Boucicaut ou dans la cagna d’un prétendant rival, un dialogue au sommet d’une tour des Fronts de Seine entre l’amorphe Terrail et son conseiller image, « peigné au gel et doté d’un fil de moustache tracé au fusain » donnent l’impression de connaître par le menu cet univers d’apparence tout puissant, en réalité dérisoire. L’ancrage idéologique de ce FPI est d’une confusion totale. En route avec Bardot pour un meeting à Caen, Fulmard en donne une idée :
« On y observait en effet un éventail de pentes apparemment contradictoires, formant un relief accidenté qui allait cahotant d’Anton Pannekoek à Georges Sorel, de Sixte de Bourbon – Parme à Blanc de Saint-Bonnet, Bonald ou Bordiga, Spencer, Thorez, je ne connaissais pas bien ces noms, j’énumérais moi-même et sans trop l’écouter les Carglass et Castorama, les Optical Center et Kiloutou, Leroy-Merlin, Office Dépôt, Monsieur Meuble ou Monsieur Bricolage, puis on est arrivés au centre-ville, Bardot s’est garé en triple file devant le Centre de congrès. »
Des marques, des images, des signes sans valeur, une illusion : c’est notre monde tout en surfaces que raconte Vie de Gérard Fulmard. Jusqu’aux noms propres qui sonnent comme dans certains soap opéras, à l’instar de Brandon Labroche, préposé aux basses besognes qui se fait constamment rabrouer ou de Guillaume Flax, « simple satellite de Joël Chanelle », sans parler de Delahouère – nom bien américain dont la graphie, pur hasard, rappelle le nom de Beavioure dans Encre sympathique, le dernier roman de Modiano.
Et puis l’argent. Comme l’écrit le narrateur « on est chez les riches, il fait beau ». Louise Tourneur et consorts vivent dans un complexe « construit il y a une vingtaine d’années, sur la base d’une vieille zone énergiquement expropriée, sous les yeux fermés à prix d’or de la commission du plan local d’urbanisme ». La richesse s’entend : c’est le ronronnement d’un puissant moteur de Lamborghini, couvrant des chants d’oiseaux. Elle s’exhibe, par exemple dans le salon de Dorothée Lopez, une des personnalités clés du parti (et du roman) avec
« Les tapis et les meubles – guéridons stratifiés de livres d’art et de catalogues de salles des ventes, méridiennes, sofas, poufs – ainsi que la décoration – un Staël, un Klein, trois antiquités soclées – dénotent un goût et un matelas bancaire analogue. »
Echenoz est trop (bon) romancier pour jouer les sociologues. L’allusion, le détour ou la pointe ironique assurée par un narrateur qui s’exprime par le « nous » ou quelque « on » flaubertien, suffisent pour décrire ce monde à la fois très visible et bien caché. Un univers dont Gérard Fulmard a du mal à comprendre comment il fonctionne. Qu’importe puisqu’il n’y trouve aucune place. Sans doute la raison pour laquelle sa vie restera brève. Aussi brève qu’un moment sur le pont Mirabeau.
Norbert Czarny
• Jean Echenoz, « Vie de Gérard Fulmard », Éditions de Minuit, 2020, 240 p. « Envoyée spéciale », Éditions de Minuit, collection « Double », 304 p.