« Under The Skin », de Jonathan Glazer
Le Britannique Jonathan Glazer a commencé par réaliser des clips vidéo, notamment pour les groupes de rock Massive Attack et Radiohead.
Au cinéma, après Sexy beast (2000), thriller où Ben Kingsley incarnait un malfrat diabolique et Birth (2004), conte fantastique sur un deuil impossible où Nicole Kidman rééditait la séduisante mélancolie des héroïnes d’Hitchcock, il donne, avec Under the skin, un film de science-fiction d’une douloureuse beauté.
Scarlett Johansson y interprète une femme mystérieuse, Laura, qui passe son temps au volant d’un van, dans lequel elle attire les passants et les séduit pour les entraîner vers une curieuse mort par enlisement dans une gluante marée noire.
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Un portrait de la femme fatale par excellence
Le film est une adaptation très libre du roman éponyme de Michel Faber (Harvest books, 2001; “Points”, 2014). Il nous plonge, comme lui, dans un univers froid et opaque, qui ignore nos critères et nos repères. Son héroïne n’a aucune notion de bien ou de mal et ne connaît pas sa capacité de nuire. Des séquences saisissantes nous la montrent attirant délibérément les hommes dans un piège fatal ou noyant sans scrupules un père de famille devant un bébé qui hurle d’épouvante sur la plage déserte.
Scarlett Johansson, femme fatale par excellence, hallucinée et comme habitée par l’être sans cœur qu’elle incarne, s’humanise peu à peu comme dans Her de Spike Jonze. Le cinéaste joue du fait que son aura de star n’est pas reconnue par les routiers de Glasgow, pour en faire doublement un alien. D’abord impassible, elle dit les mots de la séduction, en mime les gestes sans émotion aucune. Elle fascine et tue les mâles imprudents qui se laissent dominer par leurs instincts. Jusqu’à cette rencontre cruciale avec un homme au visage difforme, un elephant man incapable de percevoir sa beauté comme elle ne comprend pas sa difformité et dont la solitude la touche. Puis un généreux inconnu qui lui porte secours lui révèle le désintéressement et l’amour.
La peau : accessoire interchangeable ?
On sait, par Didier Anzieu (Le Moi-peau, Dunod, 1985), que la peau fournit un support privilégié aux fantasmes les plus archaïques. Pedro Almodovar a brillamment traité ce thème en 2011 dans La piel che habito. Jonathan Glazer se livre à une variation sadomasochiste sur des images dermiques. Une séquence spectaculaire nous montre d’entrée de jeu la fabrication par une main invisible d’un œil qui prend vie au centre de l’écran. Puis Laura se livre à ses étranges rituels : vêtir et dévêtir, emprunter les vêtements d’une morte, inciter les hommes à se déshabiller et à quitter toute méfiance, les mettre et se mettre à nu, puis nous montrer ses victimes noyées, vidées de leur substance et réduites à une enveloppe vide flottant comme un sac froissé.
Le cinéaste pose ainsi la question de savoir si notre peau nous définit, nous constitue ou est un accessoire aussi interchangeable que nos habits. Il décline ce paradigme qui fonde le psychisme et les mécanismes du Moi.
Une œuvre vertigineuse et d’une froideur absolue
De la mer au « continent noir » (Freud) de la femme-mère vers lequel régressent ces hommes retombés au stade du désir infantile, la puissance de fascination du film vient d’une photo impressionnante qui en fait une expérience visuelle et sonore, une somme de sensations nouvelles.
Filmé comme un documentaire dans les rues inhospitalières ou les boîtes de nuit de Glasgow ou dans les magnifiques forêts d’Écosse, il fait naître la fiction du cadre sordide, somptueux ou inquiétant dans lequel évolue cet être dont la nature nous échappe. Il faut d’ailleurs renoncer à toute logique rationnelle pour s’immerger totalement dans une nouvelle logique, celle d’une œuvre vertigineuse et d’une froideur absolue malgré la sensualité qu’elle dégage.
Dans un monde matérialiste où les yeux dominent et convoitent tout, le film interroge les expériences du regard et la naissance des sentiments qui condamnent à la souffrance. Il repousse le dévoilement de la vérité de Laura jusqu’à l’écran noir terrifiant qui clôt le film sur l’épuisement des sensations, quand la matière devient poussière, voile immatériel, ombre autour du visage de Scarlett Johansson qui s’est dépouillée sous nos yeux de son enveloppe terrestre. Par sa sobriété classique, cette œuvre vénéneuse semble une version actualisée d’un conte d’Hoffmann, de Balzac (Séraphîta et la Fœdora de La Peau de chagrin sont deux femmes sans cœur) ou de George Sand (l’héroïne de Voyage dans le cristal s’appelle Laura).
Une “photogénie de l’impondérable”
Sans effets spéciaux ni artifices techniques sophistiqués, par le simple travail de l’image et grâce à une bande originale obsédante signée Mica Levi, Jonathan Glazer renoue avec le classicisme élégant d’Hitchcock (Vertigo, 1958) ou avec l’univers visionnaire du Kubrick de 2001 l’odyssée de l’espace (1968) pour un film où la science-fiction devient existentielle et métaphysique.
Il nous rend ainsi la capacité d’être happés par l’étrange et bouleversante beauté d’images qui nous étonnent au sens le plus fort, donnant ainsi au cinéma tout son pouvoir.
Ce qui est en jeu, c’est bien cette « photogénie de l’impondérable », que Jean Epstein revendiquait comme la « victoire sur cette réalité secrète où toutes les apparences ont leurs racines non encore vues », rendant «perceptibles par la vue et par l’ouïe des individus que nous tenions pour invisibles et divulguant la réalité de certaines abstractions ».
Anne-Marie Baron
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