Un texte inédit de Virginia Woolf au pays des sœurs Brontë

Virginia Woolf en 1902
Virginia Woolf en 1902

Au cours de l’hiver 1904, Virginia Woolf se rend avec son cousin Will Waughan au presbytère de Haworth. Cette excursion donne lieu à une réflexion qu’elle soumet à Margaret Lytlleton, rédactrice en chef du supplément féminin au Guardian, et qui constitue le premier texte jamais publié par la jeune femme.
L’année 1904 est une année charnière dans la vie de la future romancière : elle a perdu son père au début de l’année, minée par une profonde dépression, elle a effectué sa première tentative de suicide et a dû être internée. C’est au cours de l’automne que Virginia emménage à Bloomsbury où elle rencontre les artistes du fameux « cercle » dont elle deviendra la plus illustre représentante.
Le « pèlerinage » à Haworth et cette première publication constituent donc une étape importante dans la reconstruction de la jeune femme. Ce texte n’avait à ce jour jamais été traduit en français. La traduction s’appuie sur une réédition de l’article paru en 1979 dans les Brontë society transactions, le magasine de la société Brontë que nous remercions.

Stéphane Labbe


Haworth, Novembre 1904
« Je me demande si l’on ne devrait pas taxer de voyages sentimentaux les pèlerinages que l’on effectue vers les hauts lieux où ont vécu les grands hommes. Il vaut mieux lire l’œuvre de Carlyle dans le confort de son bureau que de faire le voyage jusqu’à Chelsea pour se pencher sur ses manuscrits dans une pièce insonorisée (1). […] La curiosité paraît légitime à la seule condition où la demeure d’un grand écrivain ou le pays dans lequel il a ancré ses récits nous aident à mieux comprendre son œuvre. Cet argument justifie à lui seul un pèlerinage sur les terres de Charlotte Brontë et ses sœurs.

E. C. Gaskell, "The Life of Charlotte Brontë"
E. C. Gaskell, « The Life of Charlotte Brontë »

La lecture de l’ouvrage de madame Gaskell – Charlotte Brontë – nous donne l’impression que Haworth et les Brontë sont liés de manière inextricable. Haworth chante les Brontë, les Brontë chantent Haworth ; ils sont imbriqués comme l’escargot à intérieur de sa coquille. Ce n’est pas à moi de demander jusqu’à quel point notre environnement affecte notre façon d’appréhender le monde. Cette influence paraît importante de prime abord mais on peut légitimement poser la question suivante : si le fameux presbytère s’était trouvé dans les bas fonds londoniens, les bouges du quartier de Whitechapel n’auraient-ils pas eu le même effet que les paysages de lande désolée du Yorkshire ? Bien que je balaye en disant cela ma seule raison valable d’aller à Haworth. Déraisonnable ou non, l’une des principales raisons d’un récent voyage dans le Yorkshire fut qu’il offrait la possibilité d’une excursion à Haworth. Nous prîmes les arrangements nécessaires et décidâmes de tirer le plus grand parti de notre première journée d’excursion. Une de ces véritables tempêtes de neige propres au nord du pays avait fait honneur aux paysages de lande. Il semblait inconsidéré d’attendre un temps clément et c’eût été également faire preuve de bien peu de courage. Je sais bien que le soleil n’a que peu brillé sur le foyer des Brontë. Cinquante ans plus tôt, il n’y avait guère de très belles journées à Haworth. Par conséquent, pour notre propre confort, nous allions gommer d’un revers de main les ombres sur le tableau. Il serait cependant intéressant de constater quelle impression Haworth pourrait produire sous le temps radieux de Settle (2). Nous avons bel et bien traversé des terres amènes que l’on pourrait comparer à un énorme gâteau de noces dont le glaçage forme des ondulations et où la terre, invitant la comparaison, est d’une virginale blancheur neigeuse.
Il est souvent fait référence à Keighley – qui se prononce Keethly – dans Charlotte Brontë (3) : c’est la grande ville à six kilomètres environ de Haworth où Charlotte se rendait à pied pour effectuer des achats plus conséquents – sa robe de mariage peut-être, ainsi que les fines petites bottines en tissu que nous avons observées à travers la vitrine du Musée Brontë. C’est une grosse ville ouvrière à l’instar d’autres villes du nord du pays, d’une dureté de pierre et emplie du fracas du labeur où l’on fait peu de cas du voyageur sentimental. Notre seule occupation fut d’imaginer la frêle silhouette de Charlotte trottant le long de ces rues sous sa fine pèlerine, bousculée et poussée dans le caniveau par la carrure des robustes passants. C’était bien Keighley telle qu’elle l’avait connue et c’était rassurant. Tandis que nous approchions d’Haworth, notre excitation se teintait d’une appréhension douloureuse, comme si nous allions revoir un ami perdu de vue depuis longtemps et qui pourrait avoir changé dans l’intervalle, tant nous avions une iconographie précise d’Haworth à travers nos lectures. À un moment, nous pénétrâmes la vallée, et au pied du village qui se tient au sommet de la colline, dominant de sa hauteur toute la paroisse, nous vîmes la célèbre tour oblongue de l’église. Ce lieu était l’autel où nous étions venus nous recueillir.
C’est peut-être faire preuve à la fois d’imagination et d’empathie mais je pense que pour plusieurs bonnes raisons, ce n’est pas tant une impression de tristesse qui frappait le visiteur à Haworth qu’un sentiment de banalité et de fadeur, ce qui est pire en termes de poursuites artistiques. Les maisons, construites en pierre jaune tirant sur le brun, datent du début du dix-neuvième siècle. Elles escaladent la lande à pas comptés, par petits groupes isolés, distants les uns des autres, de sorte que la ville ne forme pas une tache compacte sur le paysage mais a réussi à essaimer dans ses griffes. Une longue file de maisons mène au sommet de la colline et vient s’enrouler en compagnie de quelques arbres autour de l’église et du presbytère. Tout en haut, l’intérêt du passionné s’aiguise soudain. L’église, le presbytère, le musée Brontë (4), l’école où Charlotte a enseigné et le Bull Inn où Branwell s’alcoolisait : ils sont tous à un jet de pierre les uns des autres. Le musée rassemble sans doute une collection plutôt insipide d’objets sans âme. Il faudrait faire un effort pour sortir les objets de leurs mausolées mais c’est souvent la seule alternative à leur destruction, il nous faut donc saluer le soin qui a su préserver ce qui est d’un grand intérêt. On y trouve de nombreuses lettres manuscrites, des dessins au crayon, entre autres. Mais l’élément le plus émouvant – si émouvant que l’on se sent à peine digne d’y porter les yeux – c’est la valise qui contient les reliques des petits effets personnels de l’artiste disparue. Il eût été dans l’ordre naturel des choses que ces effets disparaissent avant leur propriétaire et pour la raison même qu’ils lui ont survécu, en dépit de leur condition éphémère et dérisoire, Charlotte Brontë, la femme, revit sous nos yeux et nous fait oublier un aspect que l’on devrait garder en mémoire : elle était un grand auteur. Ses chaussures et sa robe en fine mousseline lui ont survécu. Un autre objet provoque un frisson d’émotion : le petit tabouret en chêne qu’Emily emportait lors de ses promenades sur la lande et sur lequel elle s’asseyait, si ce n’est pour écrire alors pour réfléchir, disent-ils, ce qui était peut-être mieux encore.
Le Brontë Parsonage Museum
La maison des Brontë, devenue le Brontë Parsonage Museum

L’église, à l’exception de la tour, a bien entendu été rénovée depuis l’époque des Brontë mais le cimetière est demeuré remarquablement intact. La couverture de l’ancienne édition de Charlotte Brontë comprenait une impression en petit format qui donnait le ton de l’ouvrage : on ne voyait  que des stèles funéraires, des stèles se pressant en rangs serrés ; on marchait alors sur un trottoir gravé aux noms des morts ; les tombes avaient envahi jusqu’au jardin du presbytère qui était semblable à une petite oasis de vie dans cet univers mortifère. Il semblerait que l’artiste n’ait nullement forcé le trait : les pierres tombales paraissent monter du sol vers le visiteur en longues lignes verticales, pareilles à une armée de soldats silencieux. On ne peut glisser la largeur d’une main entre chaque stèle ; l’économie même de l’espace s’apparente à un manque de respect. Jadis, tel un sentier balisé, les dalles des tombes menaient de la porte d’entrée du presbytère au cimetière sans l’interruption d’un muret ou d’une haie ; le jardin était presque aussi le cimetière. Les occupants qui ont succédé aux Brontë ont pourtant souhaité mettre un peu plus d’espace entre la vie et la mort, ils ont fait planter une haie et quelques grands arbres qui coupent nettement le jardin du presbytère. La maison en elle-même est restée identique à l’époque où Charlotte y vivait, à l’exception de cette nouvelle aile qui a été rajoutée. On peut facilement en faire abstraction et retrouver le presbytère carré, semblable à une boîte, construit à l’aide de ces vilaines pierres brunes et jaunes tirées de la lande toute proche, ce lieu précis où Charlotte a vécu et s’est éteinte. À l’intérieur, bien sûr, bien des choses ont changé sans toutefois éclipser la configuration d’origine des lieux. Un presbytère de la première moitié de l’ère victorienne n’offre rien de remarquable en soi, même quand il a hébergé le génie en ses murs et la cuisine est la seule pièce qui éveille la curiosité. Elle fait aujourd’hui office de vestibule. C’est là que les jeunes demoiselles faisaient les cent pas tandis qu’elles concevaient leurs œuvres. Un autre lieu suscite un intérêt d’un goût discutable : le réduit tout en longueur jouxtant l’escalier dans lequel Emily  traîna son molosse lors de leur fameuse lutte et où elle l’immobilisa tout en le rouant de coups. C’est à tout autre égard un presbytère bien semblable à tous les autres. Nous pûmes le visiter grâce à la courtoisie de l’actuel occupant (4). A sa place, j’aurais souvent envie de chasser ces trois fameux fantômes.
Une seule chose demeure : l’église dans laquelle Charlotte a prié, s’est mariée et est enterrée. Sa vie s’est jouée dans ce périmètre dérisoire. Ici, bien que de nombreuses choses aient changé, il en subsiste qui continuent à nous parler d’elle. C’est d’abord la dalle de pierre qui attire l’œil. Elle porte les noms successifs des enfants et des parents – leurs naissances et leurs décès. Un nom succède à un autre nom ; ils sont morts à intervalles très rapprochés ; Maria la mère, Maria la fille, Elizabeth, Branwell, Emily, Anne, Charlotte et enfin le père vieillissant qui leur avait, à tous, survécu. Emily n’avait que trente ans, Charlotte n’avait guère que neuf années de plus. « L’aiguillon de la mort, c’est le péché et la puissance du péché, c’est la loi. Mais grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus Christ » C’est l’inscription que l’on peut lire sous leurs noms et avec raison ; en effet, malgré la rudesse du combat, Emily, et surtout Charlotte, sont sorties victorieuses. »

Virginia Woolf

 

Traduction : Géraldine Guilliers
Introduction et notes : Stéphane Labbe

 
• Voir sur site : Emily Brontë en France, par Stéphane Labbe.
Les « Cahiers de poèmes » d’Emily Brontë, par Stéphane Labbe.
(1) Thomas Carlyle : Intellectuel anglais, auteur d’une Histoire de la révolution française, défenseur des classes ouvrières, il devait à la fin de sa vie défendre des thèses racistes qui le discréditèrent. Virginia Woolf admirait particulièrement son style et avait plusieurs fois visité sa maison de Chelsea où il s’était fait installé un bureau insonorisé.
(2) Settle : les trains en provenance de Leeds et Londres à destination du Yorkshire s’arrêtaient à Settle, bourgade située au nord de Haworth. La remarque est évidemment ironique.
(3) Référence à la biographie de Charlotte Brontë, The life of Charlotte Brontë, publiée par Mme Gaskell en 1857.
(4) En 1904, la Brontë society, fondée en 1893, n’a pas encore acheté le presbytère et le musée où elle cultive le souvenir de la fratrie est situé dans le haut de la rue principale.

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