Un roman démesuré : « Le Système Victoria », d’Éric Reinhardt

Il n’y a guère de suspense dans Le Système Victoria. Le quatrième de couverture apprend au lecteur que Victoria est morte assassinée, que le narrateur vit désormais dans une auberge de la Creuse, loin de son épouse, et que tout s’est joué sur un regard. Le roman est donc l’histoire de cette passion destructrice qui a mené Victoria jusqu’à la mort, et précipité David – le narrateur – dans la honte et le retrait.

Ce que nous lisons est ce qu’il raconte, par des retours en arrière et quelques anticipations donnant à sentir les moments où tout a basculé. La question n’est donc pas de savoir quoi, mais pourquoi et comment.

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Un roman d’amour

Le pourquoi est déjà dans ce regard posé sur cette femme très belle dans une galerie marchande. Le narrateur, fasciné, n’ose pas l’aborder. Il ignore qu’elle l’a remarqué, qu’elle attend elle aussi. Un premier échange, quelques paroles, et un rendez-vous, à Londres, quinze jours après. À partir de là, une année s’écoulera, intense, ponctuée de rencontres, de paroles et d’écrits aussi, de discussions sur ce qui unit les amants comme ce qui les sépare. à commencer par l’impossibilité de vivre l’un sans l’autre, mais aussi l’un avec l’autre.

Au long des cinq cents pages torrentielles qu’on lit, c’est toute la complexité de Victoria qui se dévoile, au gré de ses confidences et révélations. La cadre supérieure très élégante, dominatrice, que le narrateur a découverte montre toutes ses facettes au fil des pages : les fragments d’elle sont autant d’éclats qui scintillent. Victoria a quelque chose d’effrayant et le caractère sordide de sa mort semble la seule issue à une existence de feu follet.

Le Système Victoria est un roman d’amour et, si la comparaison n’était pas osée, on penserait à Balzac et à Albert Cohen. Ce dernier parce que les deux personnages s’efforcent de couper avec le monde et ses conventions et codes moraux, et en particulier avec l’idée que l’on se fait de l’adultère, du désir féminin et des relations avec les autres. La liaison adultérine, écrit David, est une « unité poétique en suspension ». Entre Victoria et David, la relation reste fusionnelle, même quand d’énormes distances les séparent.

Curieusement, alors que l’on parle d’une disparition de l’écrit, de la correspondance, tous deux ne cessent de communiquer par de longs SMS, courriels ou autres types de textes rédigés. Victoria envoie en pièce jointe à David les pages de son journal intime. Il sait ce qu’elle ressent, ce qu’elle veut, ce qu’elle regrette. Leur aventure est épistolaire autant que vécue dans le moment même. Si les moyens modernes de communiquer jouent un rôle dans la fiction, on ne voit pas qu’ils l’aient ainsi nourrie. L’écrit fait naître les fantasmes, participe de l’exercice d’imagination qui unit les deux êtres.

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Du vrai romanesque comme on ose peu en faire

Le Système Victoria rappelle également La Peau de chagrin, de Balzac. Non qu’un maléfice conduise David à sa perte physique comme Raphaël de Valentin. C’est plutôt que l’héroïne de Éric Reinhardt rappelle Foedora. Elle exerce, comme quelques autres femmes de Balzac, sa toute-puissance, et se bat sur les terrains masculins. Son « idéalisme fondé sur les principes de l’instant, du désir, de la vitesse, de la prise de risque, de l’aventure, du mouvement, de l’énergie, de la transformation » fait également écho aux conceptions balzaciennes telles qu’on les trouve dans le roman évoqué. C’est leur pacte, aussi diabolique que celui unissant le vieil antiquaire à Raphaël.

Victoria est le revers de Sylvie, l’épouse de David. Elle fascine, effraie, dégoûte son ou ses amants. Elle incarne l’excès qui explique ou justifie la démesure du roman. On pourrait s’étonner de lire aujourd’hui cinq cents pages sur une passion, du vrai romanesque comme on ose peu en faire. Mais la personnalité de Victoria le veut, et l’image que David s’en fait. Et puis Éric Reinhardt a l’ambition de construire du roman. Cendrillon, déjà, entendait embrasser la société contemporaine à travers une histoire mêlant danse, art contemporain et argent.

L’argent, comme dans les romans balzaciens. Victoria en gagne beaucoup ; elle en est fière. Directrice des ressources humaines dans une multinationale qui achète et restructure, elle négocie les fermetures d’usines sidérurgiques et détruit sans état d’âme. Elle incarne le capitalisme financier soucieux de ses actionnaires. Elle reste une « libérale », même quand elle cherche à donner le change, en faisant bâtir un siège social écologique. David, maître d’œuvre salarié dans une entreprise du bâtiment, dirige la construction d’une tour à la Défense, la plus haute, la plus difficile à élever.

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Un « principe d’enchantement »

Le roman pénètre dans les bureaux où se négocient des sommes énormes, liées au retard pris dans la construction. Quelques mois de retard, des malfaçons, et ce sont des millions qui s’envolent. De même qu’il expliquait les mécanismes spéculatifs dans Cendrillon, Reinhardt montre comment fonctionne une entreprise de bâtiment. Mais sans visée didactique : la construction de la tour est liée à l’évolution de la relation entre les amants. Victoria agit comme un « principe d’enchantement » : au début de leur passion, alors que les travaux prennent du retard, l’énergie de David se trouve redoublée. La tension engendrée par la liaison se démultiplie. Et quand l’énergie s’épuise, la tentation n’est pas loin.

L’argent en effet, sépare, corrompt, détruit. Il distingue Victoria, sans scrupules, de son amant qui en a beaucoup. Elle a toujours eu l’habitude d’en dépenser, il a souvent dû compter, et en regard du travail accompli, il reçoit un petit salaire. L’opposition, toutefois, n’est pas manichéenne ou moralisante. Victoria est généreuse, à tous égards, en toutes matières : l’érotique et le matériel se confondent, là aussi. Chacun interprètera à sa façon la manière dont elle parle et agit avec l’argent, et avec David, mais on ne saurait voir en elle une caricature. Elle a son système, auquel le titre fait référence :

« Ne jamais être à la même place, se segmenter dans un grand nombre d’activités et de projets, pour ne jamais se laisser enfermer dans aucune vérité – mais être à soi-même, dans le mouvement, sa propre vérité. Victoria n’éprouvait pas de pitié, de remords, de tristesse ou d’angoisses, car elle les dissolvait par le mouvement et la fragmentation. »

Ce roman d’Éric Reinhardt, on l’aura compris, a de l’ambition,  une forme de démesure et on ne le lâche pas. À celles et ceux qui redoutent le déclin ou la fin du genre ou de toute littérature en France, on recommande cette lecture.

Norbert Czarny

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• Éric Reinhardt, « Le Système Victoria », Stock, 528 p.

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