Un furieux silence de Charlotte Dordor : les poisons de famille

Découverte en 2023 avec sa fiction écologique, Le Retour de Janvier, la romancière et éditrice Charlotte Dordor revient avec un récit qui laisse à nouveau l’initiative aux maux. Non plus les méfaits de l’anthropocène cette fois, mais les dommages entraînés par les silences familiaux, les non-dits, qui sévissent en sourdine, de génération en génération. 

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, INSPE Paris Sorbonne-Université

Dans la catégorie des familles maudites, il y a celles auxquelles on pense spontanément, comme la lignée mythologique des Atrides, ou encore les Labdacides d’où sont nés, entre autres rejetons damnés, Antigone et Œdipe. Sans atteindre de tels degrés tragiques, bien des familles sont tellement dysfonctionnelles qu’elles en sont devenues des objets littéraires. Il est même des écrivains, à l’instar de François Mauriac, passés experts en exhumation des secrets de famille, comme dans Le Mystère Frontenac (1933) ou, plus encore, dans Le Nœud de Vipères (1932). 

Dans le sillage lointain de cet illustre prédécesseur, Charlotte Dordor fait le choix de revenir aujourd’hui aux sources d’un malheur transgénérationnel par le biais de la fiction. Paul, ancien enfant maladif devenu avocat, revient dans le château familial situé dans le Limousin, « la Boissonnière », qu’il a fui trente-trois ans auparavant. Sa fille, Emilia, vient d’être admise à l’hôpital pour soigner une anorexie. Il sent le temps venu de régler ses comptes avec son passé avant de se débarrasser définitivement de la maudite maison liée aux « restes de cette famille-là ». La survie de sa fille tient d’ailleurs peut-être à la quête d’un filtre magique qu’il doit aller y quérir, comme dans les contes, en affrontant monstres et obstacles et conjurer ainsi une constante macabre héréditaire, comme une malédiction. 

« Et puis d’un autre poids, lourd et dense comme un caillou dans le cœur, celui de porter et d’avoir transmis le malheur […] » (p. 15). 

Un récit faulknérien

William Faulkner, auquel le roman de Charlotte Dordor peut faire penser, est passé maître dans l’art de multiplier les voix narratives dans un récit afin de considérer un même drame selon différents angles de vue, par exemple dans Absalon, Absalon ! (1936). Selon le même principe, le point de vue de Paul n’est pas exclusif dans Un furieux silence. Chaque protagoniste de l’histoire familiale, son frère Henri souffrant de schizophrénie, sa sœur Françoise si protectrice, mais aussi la servante dévouée, Huguette, qui a tout vu, tout entendu, mais rien pu dire, ont ainsi alternativement droit au chapitre. 

La fascination qu’exerce le texte de Charlotte Dordor sur son lecteur tient pour une bonne part à la mise en place d’une forme de narration concentrique où les cercles d’évocation ne cessent de s’entrecroiser en ajoutant du mystère au mystère, du drame au drame. Se dessine alors, au fil des pages, une forme de scénario – de catastrophe en catastrophe – nourri par des non-dits pesants au sein desquels les figures respectives du père (« Le vieux » ainsi désigné par Henri) et de la grand-mère renforcent l’inquiétante étrangeté.

« Mais le vieux et Grand-mère se fixaient par-dessus les verres et les plats, s’agrippaient l’un à l’autre dans une haine solide et sereine. » (p. 71).

L’art de la sourdine

Le titre du roman relève de l’oxymore. En effet, il est plus commun d’associer l’adjectif « furieux » au cri qu’au silence. Pourtant, ce titre énigmatique ne saurait mieux aiguiller le lecteur sur l’histoire qu’il va découvrir au fil des 330 pages. Irène Pardieu, désignée en fonction des narrateurs par l’affectif « Maman » ou encore, quand c’est Huguette qui parle, par le respectueux « Madame », est une femme brisée. Une ancienne danseuse exceptionnelle qui a dû renoncer à sa carrière et ne crie jamais, pas même contre les trahisons de son époux et l’omnipotence de sa mère. Calfeutré, son cri non déclenché semble se propager comme un mal sourd. 

Le récit dévoile son écheveau d’intrigues sans jamais sombrer dans une explicitation trop informative qui aurait amoindri l’énigme. Chaque point de vue apporte son analyse conjuguée à un surcroît d’introspection qui place le lecteur en position d’enquêteur chargé d’entendre quatre témoignages clefs dans une affaire à plusieurs étages. 

Si Un furieux silence bouleverse, c’est sans doute parce que le secret de famille comporte un ancrage sociétal et politique. Ces « scènes de la vie de province » que le roman met en scène, pour reprendre une section de La Comédie humaine de Balzac, n’ont rien de pittoresque ou d’exotique, elles expriment les travers humains. Cela constitue d’ailleurs une marque de fabrique de l’écriture de Charlotte Dordor dont l’attachement provincial était déjà prégnant dans Le Retour de Janvier.

Un personnage retient notamment l’attention : celui de Béatrice, qui se dévoue pour les enfants de sa sœur et semble faire le lien entre le monde des héritiers et propriétaires et celui des paysans qui louent les terres alentours. Elle incarne le bouc-émissaire du « Vieux » et de la Grand-mère, résolus à ne jamais laisser les sangs se mêler, fût-ce au prix du renoncement de l’une des leurs.

« Depuis que cette dernière portait le voile, il semblait à Paul qu’elle l’avait toujours eu, il scrutait son visage pour essayer de se souvenir de sa jeunesse, de ses traits, de la teinte de ses cheveux, mais rien ne venait, il n’y avait que cette vieille religieuse éteinte, les joues pâles et pleines, creusées de sillons. Sœur Marie-Béatrice, que les laïques devaient appeler Mère, selon la règle des Carmélites. Mais Paul ne s’y était jamais résolu. C’était Béatrice. » (p. 97). 

Ce roman déstabilisant à souhait pour des lecteurs de tous âges pourrait tout à fait figurer dans les listes de lecture cursive pour une classe de troisième ou de lycée. 

  1. S. 

Charlotte Dordor, Un furieux silence, Julliard, 336 p., 21, 50 €. 

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Antony Soron
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