« Un été avec Paul Valéry », de Régis Debray : une salutaire redécouverte

Après Montaigne, Proust, Baudelaire, Hugo, Machiavel et Homère, c’est auprès de Paul Valéry que nous avons pu passer l’été dernier, à l’invitation de Régis Debray. Cet écrivain de référence, à la fois philosophe, critique littéraire et médiologue, a rouvert les œuvres du poète du « Cimetière marin » et y a décelé une modernité qu’on ne soupçonne guère. Comme pour les six auteurs précédemment cités, Un été avec Paul Valéry (Éditions des Équateurs, 2019) a été, à l’origine, une série de trente-deux émissions radiodiffusées au cours de l’été 2018 sur France Inter. C’est à la fois avec verve, gourmandise et humour que Régis Debray les a recomposées en trente-deux petits chapitres, dont voici les grandes lignes.

Un « homo duplex »

Vocation poétique

« L’été sied à Valéry », amorce Régis Debray en signalant combien le poète, né à Sète en 1871 (où il se trouve également enterré dans son « cimetière marin »), est un solaire, un homme du Sud, comme Camus. Sa famille ayant émigré à Montpellier, il y rencontre, par hasard, le poète parisien Pierre Louÿs, à la réputation scandaleuse, avec lequel il forme vite un duo amical auquel se joint bientôt André Gide : ces trois adolescents ont « l’obsession de la musique des vers, la recherche du mot déconcertant de justesse ». La poésie accapare encore plus le jeune Valéry lorsqu’il est admis aux fameux « Mardis » du pape du symbolisme, Mallarmé. Il en reprend la conception exigeante de l’art poétique comme langage « isolant la poésie même de tous les éléments étrangers à son essence », ce qu’il tentera dans son recueil La Jeune Parque (1917).

De la poésie à la science

Paul Valéry en 1893

Mais, bientôt, un revirement s’opère : une nuit d’insomnie à Gênes (4 au 5 octobre 1892) lui révèle la vanité de la littérature, qui ne se nourrit que d’émotions et de passions irrationnelles, auxquelles s’ajoute le mystère. C’est l’esprit scientifique seul qui peut en guérir, et notamment la pratique des mathématiques. Il en résulte une vingtaine d’années d’abstinence littéraire (1897-1917), mais aussi, paradoxalement, un texte retentissant, La Soirée avec monsieur Teste, histoire d’un pur esprit, l’idéal du moi de son auteur.

Ouverture sur le monde

La poésie ne nourrissant pas son homme (surtout quand on publie peu), Valéry, installé à Paris, doit gagner sa vie. Ayant réussi un concours administratif, il entre au ministère de la Guerre, mais y est cantonné à des tâches par trop prosaïques. Puis, en 1900, il a la chance de devenir secrétaire particulier de l’administrateur de l’agence de presse Havas (ancêtre de l’AFP), Édouard Lebey : ce poste va lui offrir une formidable source d’information sur les conflits en cours dans le monde.

« Un illustre inconnu »

L’oxymore convient à Valéry, personnage double par excellence. En raison de ses formations opposées, « il est à la fois Esprit et Lumière, intellectuel et sensuel ». Son tempérament est celui d’« un solaire froid, [d’]un expansif introverti ». De même, ses activités associent vie mondaine et labeur d’ermite. Il y a donc bien deux Valéry : « Celui des petits classiques illustrés […], le poète d’État avec raie au milieu et nœud papillon », et « le sacripant drolatique, l’anar espiègle ». Une telle dissemblance ne gêne pas l’individu, qui « de ce hiatus, […] s’est fait une hygiène de vie », partageant sa journée entre travail le matin, et mondanités l’après-midi. Au plan intellectuel, les deux aspirations à la rationalité et la sensibilité se fondent en une sagesse que Valéry appellera la « pensée de Midi », c’est-à-dire une pensée de la mesure, caractérisée par « une spiritualité à taille humaine » et « l’union de la terre et de la mer ».

Une renommée fluctuante

Notoriété

De son vivant, Valéry a progressivement acquis une célébrité, due peut-être moins à sa production littéraire qu’à ses activités diplomatiques et culturelles. Europhile, ne cessant d’aller et venir d’une capitale à l’autre, « il s’est fait le commis voyageur d’un grand projet pacifique », la Fédération européenne. Voilà qui ne peut que séduire Régis Debray, qui déplorait dans son récent ouvrage, L’Europe fantôme (Gallimard, 2019) : « L’Europe nous fait mal », d’autant que l’Europe chère à Valéry est celle des esprits, réunissant tous les peuples pouvant se réclamer de trois fondements : Rome, le christianisme et la Grèce. Cette « politique de l’esprit » a par ailleurs amené Valéry à fonder à Genève, en 1922, un Comité permanent des lettres et des arts, préfiguration de l’Unesco, née en 1945. L’aura de l’écrivain avait atteint un tel point que le résistant Jean Moulin, se demandant s’il ne faudrait pas rétablir en France un régime parlementaire de style IIIe République, et pensant alors choisir comme président de la République un intellectuel symbole de l’unité nationale, avait songé à Valéry : « Peut-on espérer mieux pour le rayonnement de la France ? », disait-il à son secrétaire Daniel Cordier. Sans aller jusque-là, lorsque l’écrivain meurt, le 20 juillet 1945, le général de Gaulle décrétera aussitôt des funérailles nationales.

Paul Valéry le 23 juin 1927, jour de son entrée à l’Académie française

Oubli

Pourtant, dès la génération suivante, Valéry connaît le purgatoire. Le côté distant et académique du personnage, tout comme sa poésie héritière du symbolisme et défiant l’« esprit nouveau » instauré par Apollinaire, ne plaisent ni aux existentialistes engagés, ni aux pionniers du Nouveau Roman : en 1947, Nathalie Sarraute, notamment, exécute sans pitié l’« académicien glacé », incarnation d’un « stuc néoclassique », dans son Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant. Plus globalement pour sa fortune littéraire, l’auteur souffre de ne pas avoir écrit de roman, les fictions s’inscrivant davantage dans les mémoires que la poésie ou les essais, surtout de nos jours où, de plus en plus, « le storytelling fait loi ».

Résurrection

Or, voici que depuis peu Valéry revient à nous – ce qui fut le cas en 2019, année qui marquait le centenaire de La Crise de l’esprit. C’est que nous préférons aujourd’hui aux longues épopées le style saillant et concis qui est le sien dans ses écrits qui nous touchent le plus, à savoir les « insolences » de ses textes à la première personne et les « plaintes et murmures » de ses poèmes. À ce sujet, Debray confie que, lorsqu’il était prisonnier en Bolivie il y a un demi-siècle, il se remémorait, pour tenir, quelques bribes du « Cimetière marin » (plus quelques autres poèmes de Rimbaud ou d’Apollinaire). D’autre part, et le philosophe insiste sur cet aspect, Valéry nous frappe par la lucidité prémonitoire de ses vues sur l’évolution de nos sociétés :
« La mesure consistant à rendre obligatoire à l’École Nationale d’Administration la lecture de Regards sur le monde actuel (avec contrôle par devoir sur table tous les trimestres) sera de salubrité publique. »

Une modernité polyvalente

Oui, dans cet ouvrage publié en 1931, « il n’est rien […] qui ne puisse dater d’aujourd’hui », constate Régis Debray, que ce soit « sur notre civilisation et ses chausse-trappes, sur la façon dont on peut et doit habiter notre modernité, sur ce qui a rendu l’Europe européenne et sur ce qui peut la vider de son esprit ». Est-ce par sa distance critique, son refus de l’engagement, que l’écrivain a pu acquérir une telle lucidité ? Toujours est-il qu’il avouait : « Un homme qui renonce au monde se met dans la condition de le comprendre » (Variété II, 1930).
Que de prophéties, en effet ! Dans le chapitre intitulé « Prospective », au cœur de son livre, Régis Debray liste, par ordre chronologique, les nombreux ouvrages dans lesquels Paul Valéry a énoncé des idées visionnaires qui en font un véritable « lanceur d’alerte » : dans Le Yalou (1895), il annonce le réveil de l’Asie ; dans La Conquête allemande (1897), il met en garde contre l’irrésistible montée, outre-Rhin, d’une force industrielle belliqueuse ; dans De l’histoire (1928), il dénonce la vanité des interventions militaires par la force (comme l’illustrera George Bush en Irak) ; dans Au sujet de la dictature (1934), il s’étonne tristement que « la dictature soit à présent contagieuse, comme le fut jadis la liberté », et nos « démocratures » actuelles ne le démentent pas.
Ajoutons à ces prédictions politiques celles portant sur les heurs et malheurs de notre société moderne. Dans La Conquête de l’ubiquité (1928), il prophétise les effets de la mondialisation et pressent le « zapping » généralisé. En 1928, il prévoit l’arrivée d’« une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile », ce que sera l’ORTF. Pressentant également un déclin de la chose écrite, il se demande si « une vaste littérature purement auditive et orale ne succédera pas dans un délai assez bref à la littérature écrite qui nous est familière », ce que le livre audio concrétisera effectivement.
Enfin, comment ne pas apprécier les vérités, si audacieuses parfois, que l’auteur de Mauvaises pensées ne s’est pas privé de formuler à l’égard d’individus pourtant très sûrs d’eux : ainsi, partisans de la force (« La faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force »), experts officiels (« Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles ») ou positivistes ne jurant que par les faits (« Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? »).
Grâce à Régis Debray, on perçoit à quel point, sous ses apparences démodées, Paul Valéry eut en réalité la lucidité d’un visionnaire, ce qui en fit un écrivain dérangeant. C’est peut-être pourquoi on l’a rangé, plusieurs décennies durant, dans un frigidaire académique. Cet Été avec Paul Valéry est donc à lire en toute saison, afin de mieux connaître ce « contemporain capital à même de nous aider à devenir nous-mêmes contemporains du temps présent ».

Alain Beretta

• Régis Debray, « Un été avec Paul Valéry », Éditions des Équateurs, 2019.

Alain Beretta
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