« Tyrans », de Stephen Greenblatt, ou comment Shakespeare nous décrit Trump et quelques autres

« Tyrans », de Stephen GreenblattOn devait déjà à Stephen Greenblatt, professeur de littérature à Harvard, une magnifique étude intitulée Quattrocento, qui montrait l’influence déterminante d’une redécouverte, celle du De Natura rerum sur l’esprit de la Renaissance.
Avec Tyrans, Shakespeare raconte le XXIe siècle, il s’attache à démontrer, une nouvelle fois, l’intemporalité des chefs d’œuvres et comment, l’œuvre de Shakespeare peut contribuer à nous guider dans l’exploration de notre présent torturé.

Les tyrans sont nombreux chez Shakespeare, on songe tout de suite à Richard III ou à Macbeth mais le mérite du livre de Stephen Greenblatt est d’envisager la tyrannie sous tous ses aspects et de montrer comment elle s’installe, quels types de personnalités elle favorise, comment elle gouverne ‑– dans l’irrationalité le plus souvent ‑– et parfois comment elle s’écroule ou plus rarement s’amende.

L’acteur David Garrick dans le rôle de Richard III, de Shakespeare, par William Hogarth (1745).

C’est à l’humaniste écossais George Buchanan que notre historien fait appel pour rappeler les sources qui ont pu alimenter la réflexion du barde de Stratford :

« Un roi règne sur des sujets qui l’ont voulu, un tyran sur des sujets qui ne l’on pas voulu. »

Même si elle est contestable, cette esquisse de définition souligne le caractère illégitime du tyran et Buchanan de montrer que les institutions d’un pays libre cherchent à écarter ceux qui veulent gouverner « pour eux-mêmes et non pour l’intérêt général ».
On ne peut s’empêcher, ces premières constatations faites, de songer au président Trump qui, s’il n’est jamais nommé, ne cesse d’apparaître en filigrane derrière les développements de cet essai lumineux. Comme le York de la trilogie consacrée à Henri VI, il est celui qui a su faire « alliance avec les classes inférieures, misérables dédaignés et ignorantes ».
Le tyran est celui qui fait preuve d’un « populisme déguisé », il flatte le peuple, se prétend du peuple, affiche généralement un nationalisme outrancier mais n’hésite pas à s’appuyer et à nouer des relations secrètes avec l’ennemi de toujours – ainsi York s’allie-t-il avec la France. Et bien évidemment, au plus profond de lui, il n’a que mépris pour ce peuple qui l’adule.
« Toute ressemblance…. », suggère Greenblatt, serait involontaire et fortuite, pourtant quand il dessine le portrait psychologique de Richard III :

« Le roi Richard est atteint de narcissisme pathologique et d’extrême arrogance. Il croit que tout lui est dû à un point effrayant, et ne doute jamais de pouvoir faire ce qui lui plaît. Il aime aboyer ses ordres et voir ses inférieurs les exécuter. Il s’attend à une loyauté absolue mais est incapable de gratitude. Les sentiments d’autrui ne signifient rien pour lui. Il n’a aucune grâce naturelle, aucune notion d’humanité partagée, aucune moralité… »

Le lecteur ne peut s’empêcher de se livrer au jeu des associations d’idées.
Le tyran n’arrive pas seul au pouvoir, il peut compter sur les hommes de l’ombre qui cherchent à tirer profit de son magnétisme et qui la plupart du temps s’y brûlent. Et la tyrannie révèle la nature humaine, il est ceux qui la favorisent pour en profiter, ceux (beaucoup plus rare) qui l’affrontent, illustrant le fameux paradoxe sartrien – « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation allemande » (« La République du silence », in Situation III) – ainsi en va-t-il de Kent qui, au début du Roi Lear, ose défier son maître pour lui signifier sa folie ou de Pauline, dans Le Conte d’hiver, qui tente de sortir le roi Léonte de ses illusions destructrices.
Car le tyran, bien souvent, est fou, il peut certes accéder au pouvoir lucidement, de façon concertée, machiavélique, détruisant les institutions, méprisant et massacrant les êtres : ce que font les Richard III et Macbeth. Ils n’en sont pas moins, estime Greenblatt, victimes d’une forme de dégénérescence psychologique.

Louis Candide Boulanger, Le roi Lear et son fou dans la tempête, 1836 © Petit Palais, Paris.

Mais cette dégénérescence peut aussi accabler les souverains légitimes (Lear, Léonte dans Le Conte d’hiver), surgissant de façon inexplicable : quelle mouche a bien pu piquer Lear lorsqu’il s’adonne à l’exercice puéril d’exiger des preuves d’amour de ses trois filles ? Pour quelles raisons Léonte devient-il soudain furieux de jalousie, au point de détruire son mariage, une vieille amitié, sa propre fille et son royaume ? Si Le Conte d’hiver se termine sur une note positive, la rédemption du tyran, il n’en va pas de même du Roi Lear :

« À l’an fin, aucun des monstres n’est plus en vie pour savourer les fruits de sa victoire. Malgré tout leur mort ne peut effacer la tragédie de Cordélia ou l’affliction indicible de son père […]. De manière plus poignante que nulle part ailleurs dans son œuvre, Shakespeare insiste ici sur le caractère irréparable de la perte que la tyrannie laisse dans son sillage. »

On voit donc combien la réflexion de Stephen Greenblatt peut nous être précieuse. « God bless America », a-t-on envie de dire. Rien ne réparera les dégâts commis par l’administration chaotique de Trump, les modestes avancées sociales que son prédécesseur avait amorcées, les décisions délirantes en matière de politique environnementales et étrangères qui vont causer des dégâts irréversibles. À l’heure où, par ailleurs, 60 % des Français se déclarent favorables à la mise en place d’une application tracking sur leurs portables, il est plus que temps de relire Shakespeare et de prendre connaissances de la lecture judicieuse qu’en fait Stephen Greenblatt. Qui nous prouve, s’il en était besoin, combien les classiques sont actuels, intemporels et riches de significations qui nous concernent.

Stéphane Labbe

• Stephen Greenblatt, « Tyrans. Shakespeare raconte le XIXe siècle », Saint-Simon, 2019. « Quatrocentto », « Libres champs », Flammarion, 2015.
 

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