Tori et Lokita, de Jean-Pierre et Luc Dardenne :
les prénoms de l’alerte

Un enfant sans papiers, l’autre pas : en séparant une sœur et un frère avec un titre de séjour manquant, les deux cinéastes plongent dans la détresse des migrants. La mise en scène de la course intense de Tori pour retrouver Lokita doit faire figure d’électrochoc sur les consciences occidentales.

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Un enfant sans papiers, l’autre pas : en séparant une sœur et un frère avec un titre de séjour manquant, les deux cinéastes plongent dans la détresse des migrants. La mise en scène de la course intense de Tori pour retrouver Lokita doit faire figure d’électrochoc sur les consciences occidentales.

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Filmée plein cadre, une adolescente africaine répond à un feu de questions. La fonctionnaire des services sociaux qui l’interroge cherche à percer le mystère du lien qui l’unit à Tori (Pablo Schils), un garçon d’une dizaine d’années, dont elle prétend être la sœur. L’enjeu est de taille. Si elle se montre suffisamment convaincante, Lokita (Joely Mbundu) pourra obtenir des papiers l’autorisant à demeurer à Liège (Belgique) où elle vit avec son petit frère depuis leur arrivée illégale du Bénin.

Expulsable

Images aux bords serrés et dramaturgie d’emblée intense, on reconnaît bien la méthode des Dardenne qui, après les Rosetta (Rosetta, 1999), Lorna (Le Silence de Lorna, 2008), Ahmed (Le Jeune Ahmed, 2019) et autres jeunes gens en détresse, ont choisi cette fois de mettre à l’étude de leur dispositif le cas de deux mineurs isolés pris dans la tourmente de l’exil. Deux enfants qui, loin de chez eux, s’efforcent de garder le sourire devant les clients de la pizzeria où ils chantent tous les soirs pour quelques euros et dans l’attente du précieux titre de séjour. Or, quand le couperet administratif tombe, c’est la chute dans le marigot néo-esclavagiste des sociétés occidentales. Rackettés par leurs propres passeurs, les deux gamins se voient contraints d’accepter le deal du restaurateur véreux qui les exploite : servir son trafic de drogue contre la promesse de faux papiers.

Condamnés à se surpasser

Depuis le plan-séquence inaugural, chaque scène, pour les deux protagonistes, est une étape à franchir, un obstacle à éviter, un répit à négocier. Toute rencontre est redoutée, ou apparaît au mieux comme un mauvais moment à passer pour se précipiter dans la scène suivante, dans l’espoir d’y trouver quelque secours. La tension est grande, le rythme haletant. Exception faite des rares scènes au foyer d’accueil, la narration est tendue comme le fil sur lequel les deux jeunes progressent au jugé, dans l’équilibre précaire d’une existence menacée.

Comme souvent chez les frères réalisateurs, le scénario de Tori et Lokita ne laisse a priori guère de chance aux personnages de se soustraire à leur destin. Or, c’est l’intérêt majeur de leur cinéma, fait de tripes et de sueur, d’influx et d’efforts, que de plonger la mise en scène, le récit et les personnages dans des profondeurs telles que ces derniers n’ont pas d’autre choix que de se surpasser pour ne pas échouer et faire de l’humanité une défaite. Le cinéma réaliste des Dardenne, en permanence collé aux pas de ses héros, est assimilable à la démarche du chercheur d’or qui fouille la terre pour en révéler les trésors.

Trouver la faille

Une mécanique de la maltraitance se met en place. La jeune immigrée sans papiers devient une proie facile pour les truands qui l’enferment. Craignant pour la vie de son aînée, Tori parcourt sans relâche – en marchant, en courant, à vélo, en voiture même – l’espace hostile de la mise en scène pour découvrir la faille dans le scénario qui leur permettra d’en réchapper. Ces deux-là, qui se sont rencontrés sur le bateau de l’exil, doivent rester arrimés l’un à l’autre pour ne pas sombrer ni se laisser engloutir dans les bas-fonds du banditisme.

Tori et Lokita sont des têtes chercheuses, des figures mobiles qui refusent d’abdiquer. Leur jeunesse est une force, leur idéalisme un moteur, leur audace un ressort. Le danger qui les menace fait figure d’alerte, que les réalisateurs, poussant leur système jusqu’à une radicalité inédite, ont décidé de sonner pour réveiller les consciences et les nations sourdes à la détresse des populations migrantes.

Chez les Dardenne, le rapport de forces n’est jamais tout à fait équitable. Les périls sont parfois plus grands que les petits êtres qui les affrontent. Le courage et la détermination de Loki réservent donc d’intenses moments de mise en scène. Cependant, la narration apparaît si construite qu’elle semble anticiper la trajectoire des personnages plutôt que de la laisser advenir.

Obstination

L’intelligence de l’humain est au cœur du travail de deux frères. Comme les enfants des films d’Abbas Kiarostami (Où est la maison de mon ami, 1987), les héros dardenniens sont mus par une idée fixe. Ce sont des êtres obstinés, portés par une puissante vitalité, un désir, comme ici celui d’être ensemble, par-delà les liens qui unissent un frère et une sœur, et qui permet de faire famille pour s’opposer au rejet et à la haine. Comme Rosetta autrefois, la ligne de force de Tori réside dans son entêtement à se frayer un chemin, à renverser littéralement les murs pour rejoindre sa sœur, son étoile, sa boussole.

Tori et Lokita, les deux jeunes migrants africains, viennent rejoindre la cohorte de personnages du cinéma des Dardenne, tous exclus, écrasés, exploités, violentés. Comme les plantes qui trouvent la force de percer le béton et de jaillir de la moindre fissure, ils œuvrent à leur propre survie en cherchant une lumière que le monde leur refuse.

P. L.

Tori et Lokita, film belge (1h28) de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Pablo Schils, Joely Mbundu. En salles ce 5 octobre.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq