Tomi Ungerer (28 novembre 1931 – 9 février 2019), le dynamiteur de la littérature de jeunesse
Ogres, Brigands et compagnie (2011) ont eu la tristesse d’annoncer à des millions de jeunes lecteurs de tous les âges que leur complice Tomi Ungerer avait craqué sa dernière Allumette (1974) le 9 février 2019 pour rejoindre à jamais Le Nuage bleu (1999), ou peut-être, qui sait avec un être si malicieux et/ou farfelu, son double rêvé, Jean de la Lune (1969).
(Ci-contre : Tomi Ungerer à l’âge de trois ans, dans le parc de l’Orangerie, à Strasbourg © l’école des loisirs.)
De la résistance comme postulat fondamental de l’existence
L’enfance alsacienne de Tomi Ungerer n’a pas été de tout repos. Reprise par ceux-là même à qui les Français s’adressaient pourtant par bravade dans un couplet populaire – « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » –, la région frontalière, quoique « protégée » par la ligne Maginot, est en effet passée sous tutelle allemande en moins de temps qu’il n’en faut pour changer de langue.
La résistance à l’occupant passera ainsi pour nombre d’habitants de Strasbourg, Colmar et ses environs, comme la famille Ungerer, par le refus d’une assimilation linguistique. L’artiste rapporte d’ailleurs cet état de fait avec humour dans son ouvrage, À la guerre comme à la guerre. Dessins et souvenirs d’enfance (l’école des loisirs, rééd. 2018) :
« À l’arrivée des Allemands, mon surnom Tomi, à consonance anglaise, fut interdit. Mon vrai nom, Jean-Thomas, devint Hans Thomas. Quelle ironie que ce Hans fût alors appelé Hansi par des camarades de classe, le pseudonyme du plus patriote des artistes alsaciens » (p. 72).
Orphelin de père à l’âge de trois ans et demi, Tomi Ungerer tient de lui, sans doute pour une bonne part, son côté fantaisiste et artiste tandis qu’il doit à sa mère une détermination sans faille. Toutefois, sa survie mentale dans cette enfance de guerre matinée d’idéologie aryenne, tient essentiellement à sa découverte précoce des pouvoirs infinis du dessin. Comme le célèbre Guy Degrenne de la publicité d’antan griffonnant couteaux et couverts, que son maître tançait au cri de « Vous ne ferez rien dans la vie ! », Tomi Ungerer ne cesse d’esquisser, de croquer, de caricaturer.
C’est au cours de ces mêmes années noires, alors qu’il n’est encore qu’un enfant, qu’il a l’authentique révélation que le sens de sa vie passera par le crayonnage, la pointe forte et les contrastes de couleurs. Cela étant, il acquiert très tôt – il n’a pas encore douze ans – la conviction que s’il y a bien des dessins que l’on a le droit de faire parce qu’ils tendent à conforter l’idéologie ambiante, comme cette esquisse pour un dessin-devoir inspiré par les images de propagande nazies :
il en existe d’autres, plus compromettants, qui doivent rester classés secrets dans des carnets. N’est-ce pas le cas, par exemple, du suivant, daté de 1943, « montrant les ravages du militantisme allemand » ?
Pour autant, Tomi Ungerer n’a, paradoxalement, pas eu une enfance triste. Tout au moins, telle qu’il le rapporte dans À la guerre comme à la guerre, il s’est agi plutôt d’une « drôle » d’enfance : enfance sans père mais au côté d’une mère aussi belle que battante ; enfance à la liberté contrainte mais à l’imagination infinie. Le grand Tomi Ungerer reste sans doute le pur produit de cette première période de son existence où il a su développer les trois sens qui feront le sixième sens de l’artiste : le sens de l’humour, le sens du geste graphique, le sens de la lucidité :
« Nous étions parfaitement conscients de l’existence des camps de concentration (cf. dessin ci-après). Je n’ai jamais compris comment tant d’Allemands ont pu s’en défendre en disant : “Nous n’étions pas au courant” » (p. 67)
L’écran des « Trois Brigands »
Dans le sillage de la parution en 1967 de Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, avec lequel Tomi Ungerer se liera d’amitié lors de son séjour à New York, comme il le révèle dans un entretien avec son éditeur, Arthur Hubschmid (Tomi Ungerer, Tout sur votre écrivain préféré, l’école des loisirs, 2008), la publication, l’année suivante, des Trois Brigands par l’école des loisirs, va considérablement modifier la représentation stéréotypée des livres pour enfants en France.
Thème, tonalité, humour, tout est renouvelé chez Ungerer et bien entendu ce non-conformisme et cet esprit avant-gardiste ne vont pas sans choquer. Comme le mentionne l’ouvrage de référence, Babar, Harry Potter et Cie : livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, BNF, 2008), « [l]’album surprend à la fois par son style graphique (aplats de couleur où dominent le bleu et le noir ; trait noir ou bleuté qui épaissit les contours) et par son humour caustique » (p. 274).
Il faut dire qu’à elle seule la première double page a de quoi froisser les présomptions moralement correctes de leurs parents quant aux livres qu’ils jugent présentables à leur progéniture
Pour l’anecdote, le personnage de la petite orpheline « qui se rendait auprès d’une vieille tante grognon », prénommée Tiffany, représente quant à lui, un clin d’œil de l’artiste à ses années new-yorkaises démarrées en 1956 : « Tiffany and Co » étant comme on le sait l’enseigne du plus célèbre joaillier de la cinquième avenue, où le promeneur rêverait d’entrer pour découvrir, pour citer le texte même des Trois Brigands, « des coffres pleins d’or, pleins de perles, de bijoux et de pierres précieuses ».
La réception de l’œuvre de Tomi Ungerer en France apparaît en partie biaisée par l’importance considérable accordée aux Trois Brigands et à l’entrée de cet album dans les programmes des classes de maternelle. Pourtant, le caractère corrosif et subversif de Tomi Ungerer se développe bien avant et bien après la conception de ce chef-d’œuvre. Artiste à la palette de talents graphiques surdimensionnée, l’Alsacien libéré et conquis par l’underground new-yorkais, ne peut être rangé dans une seule case d’expression. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du Musée Tomi Ungerer de Strasbourg, ouvert en 2007, soit du vivant même de l’artiste, phénomène quasi unique en son genre.
Combien de visiteurs n’ont-ils pas pénétré dans le musée avec Les Trois Brigands en tête pour repartir avec l’idée d’un arbre cachant une forêt de signes ? Le musée comporte en effet rien moins que onze mille dessins originaux mettant en évidence les perspectives multidirectionnelles de la création ungerienne : dessins de livres pour enfants, bien sûr, mais aussi dessins satiriques et publicitaires, dessins d’observation, sans oublier tout un versant érotique de sa création.
Artiste militant contre la guerre du Vietnam, un temps surveillé par le FBI, créateur plasticien résolument subversif, Tomi Ungerer se flatte d’avoir rencontré dans la « Grosse Pomme » des frères fêtards contempteurs de la bourgeoisie conformiste et bien pensante, de Stanley Kubrick à Günter Grass.
Un éternel enfant des contes (cruels)
Dans son autobiographie, Tomi Ungerer rappelle combien « la lecture à haute-voix tenait un grand rôle » dans les veillées familiales. Il insiste de surcroît sur « la collection des livres de contes de fées dont [s]a mère était férue » (p. 79). L’éclectisme des lectures d’enfance de l’artiste est caractéristique, allant de Benjamin Rabier à Jules Verne, en passant par Walter Scott ou Jean de La Fontaine. Tous ces ouvrages mis en voix et rendus de fait d’autant plus expressifs laissent une trace indélébile dans son imaginaire. On ne sera donc pas surpris que Tomi Ungerer, dans sa carrière d’auteur/illustrateur pour enfants, ait chercher à réhabiliter des « animaux de réputation contestable » dans une série de fables, que l’on pense, pour n’en citer que deux, à Émile – la pieuvre – (l’école des loisirs,1960/1978) ou encore à Orlando – le vautour – (l’école des loisirs, 1966/1978).
On ne sera pas plus étonné que son Jean de la Lune (l’école des loisirs,1966/1969) attrapant la queue d’une comète pour découvrir le monde et se couper de son ennui croise les récits d’anticipation d’un Jules Verne et d’un Georges Méliès.
Néanmoins, avec Le Géant de Zéralda (l’école des loisirs, 1967/1971), le lecteur a la confirmation que c’est bien l’esprit des contes qui anime l’imagination créatrice de Tomi Ungerer. Sauf que pour lui ceux-ci doivent être pris comme tels, soit comme des récits appartenant originellement à un théâtre de la cruauté humaine, portés par la transmission orale et non dans une version expurgée limitant leur degré d’inquiétante étrangeté. Aussi, l’ogre du conte, pour Ungerer n’apparaît-il pas comme un simple dévoreur d’enfants : c’est un monstre effrayant, vorace et féroce. D’où le nouveau choc qu’a pu constituer la publication du Géant de Zéralda, énième coup de force de la période new-yorkaise de l’artiste. En effet, il n’est pas du tout question ici d’un « bon gros géant ».
Comme dans Les Trois brigands, la première de couverture laisse, à l’inverse, peu de doute sur les intentions coupables de l’ogre. Gros nez rosâtre, regard fixe, dents effilées, le faciès du héros éponyme n’a vraiment rien pour rassurer le jeune lecteur. D’autant moins d’ailleurs, que deux autres détails tendent à renforcer cette première impression : le couteau tranchant à la pointe ensanglantée qu’il tient dans sa main gauche et la cage au premier plan où l’on remarque deux petites mains d’enfant empoignant les barreaux. Par parenthèses, pour alimenter une interprétation politique de l’album, on soulignera que le couteau de l’ogre ressemble fort au poignard des jeunesses hitlériennes dont l’artiste fait mention dans son autobiographie (p. 50). En clair, et Tomi Ungerer ne s’en est jamais caché :
« Si j’ai conçu des livres d’enfants, c’était d’une part pour amuser l’enfant que je suis, et d’autre part pour choquer, pour faire sauter à la dynamique (sic), les tabous, mettre les normes à l’envers : brigands et ogres convertis, animaux de réputation contestable réhabilités… Ce sont des livres subversifs, néanmoins positifs »(Tomi Ungerer. Tout sur votre écrivain préféré, l’école des loisirs, p. 17).
Par là-même, tout particulièrement dans Le Géant de Zéralda, l’auteur ne verse en rien dans l’euphémisme. Seul l’humour et la naïveté de la petite fille compensent cette cruauté première du conte graphique. D’ailleurs, la planche conclusive qui marque la conversion « définitive » du géant ne demeure pas dénuée d’ambiguïté, loin s’en faut. D’une part, un de ses rejetons, vu de dos, tient un couteau dans sa main droite et une fourchette dans sa main gauche, et d’autre part la photo de famille ne laisse voir que le visage et le haut du corps de l’ogre réhabilité, et non ses mains comme c’était le cas sur la première de couverture. D’où le caractère relativement énigmatique de la phrase conclusive de l’album :
« On peut donc penser que leur vie fut heureuse jusqu’au bout. »
Il n’en reste pas moins que la petite Zéralda, fine cuisinière s’il en est, apparaît, même sous une apparence plus frustre, comme une parente proche de la Tiffany des Trois Brigands. À l’instar de la propre mère de l’artiste, elles s’apparentent précocement à des femmes fortes, déterminées à ne pas se laisser dominer par le sort ou la fatalité et encore moins par un monde dominé par la masculinité.
« Otto » : plongée dans la mémoire et retour vers l’enfance
Avec Otto, autobiographie d’un ours en peluche (1999), Tomi Ungerer, le transgressif au cœur tendre, parvient à concilier la mémoire du sort réservé aux Juifs par le régime nazi et un retour sur sa propre enfance. Par exemple, un des jeux préférés des deux camarades, David et Oskar, durant la période d’avant les rafles en Allemagne représentées dans l’album, correspond précisément au bon tour joué par Tomi à sa grand-mère durant son enfance :
« Elle passait une partie de sa journée assise à la fenêtre de la salle à manger. Une paisible habitude interrompue par l’apparition de mon teddy-bear suspendu au bout d’une ficelle et qui, dans un mouvement de pendule, se balançait devant son panorama » (p. 13).
Dans le même esprit, le bombardement qui blesse Otto, plus tard retrouvé par un GI, semble inspiré par le bombardement de Colmar le 26 décembre 1944 par les alliés :
« Nous nous hasardâmes hors de la cachette. Quelle scène de destruction ! Et pourtant, nous avions eu de la chance. Le souffle des explosions avait fait sauter les fenêtres, les rideaux pendaient en lambeaux, des plâtras partout ! » (p. 95).
Mais Otto révèle aussi incidemment, ou si l’on préfère sans intention didactique, ce qui serait au fond la pire des intentions pour Tomi Ungerer, deux éléments profonds de la philosophie de l’existence de l’artiste. D’abord, l’idée que la ligne de vie ne tient métaphoriquement qu’à un fil et concrètement qu’à des bonnes ou des mauvaises rencontres, ce qui revient à croire inlassablement en l’amitié, comme dans le cas précis de Tomi Ungerer, celle de l’éditeur Daniel Keel qui a racheté les droits allemands des Trois Brigands. Ensuite, l’idée que toute aventure humaine ne vaut que si elle donne pour fin la possibilité d’une réconciliation : ce qui constitue la « morale » non seulement d’Otto où Oskar rescapé des bombardements, David réchappé des camps et leur ours en peluche récupéré miraculeusement chez un antiquaire se retrouvent enfin ensemble, à New York, mais aussi des Trois Brigands et du Géant de Zéralda.
Tomi Ungerer s’est bien amusé à dessiner le monde et ce dès ses premiers griffonnages. Il laisse une œuvre multiple et singulière qui a traversé le monde d’hier et d’aujourd’hui, forte de ses convictions intimes et de ses émotions premières : l’œuvre profonde et nécessaire d’un enfant de la guerre qui n’a jamais eu sa langue dans sa poche, même aux pires heures, et d’un poète graphique dans la lignée d’Otto Dix. Un enfant artiste amoureux précoce d’un retable de Grünewald représentant saint Antoine, toujours capable d’échapper au tragique par la dérision :
« Et aujourd’hui, je m’identifie toujours à saint Antoine face à ses tentations, encore que je préfère les tentations à saint Antoine » (p. 72).
Antony Soron, ÉSPÉ Sorbonne Université
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• France Culture : Entretiens avec Tomi Ungerer, de 2009 à 2019.
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• Hommages de Jean Delas, Arthur Hubschmid et Louis Delas, ses éditeurs, à Tomi Ungerer.
• Le site du musée Tomi Ungerer. Centre international de l’illustration, à Strasbourg.