"Tomboy", de Céline Sciamma, un film de plain-pied dans l’enfance – Sélection École au cinéma et Collège au cinéma 2013-2014
Tomboy, sorti en 2011, avait peu de chance de rester longtemps à l’affiche face au dernier Woody Allen, à la Palme d’or du festival de Cannes, à Mel Gibson et Jodie Forster réunis dans Le Complexe du castor. Il s’agissait d’un « petit film », à petit budget, tourné en France, avec des acteurs excellents mais inconnus (Mathieu Demy et Sophie Cattani dans le rôle des parents), (Zoé Héran, Jeanne Disson et Malonn Lévana interprétant les enfants).
Le sujet n’était pas très « porteur » : à la faveur d’un déménagement Laure, 10 ans, se fait passer pour Michaël auprès des enfants de sa nouvelle résidence. Elle est un « tomboy », un garçon manqué en anglais.
Quant au talent de Céline Sciamma, la jeune réalisatrice, il n’était pas encore confirmé. Même si elle avait reçu pour Naissance des pieuvres le prix Louis Delluc du Premier film en 2007, Tomboy n’était que son second long métrage.
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Filmer à hauteur d’enfant
Et pourtant, il s’est installé dans les salles, séduisant les critiques et les spectateurs car il possède la grâce de certains livres pour la jeunesse, ceux qui expriment les sensations, les sentiments, les joies et les peurs de l’enfance avec une telle justesse, une telle sensibilité que l’on s’étonne : comment un auteur adulte, peut-il être aussi « vrai », de plain-pied dans l’enfance qu’il est censé avoir perdue ? François Truffaut dans Les 400 coups ou Luigi Comencini dans L’Incompris (pour ne citer que ces deux classiques) rendaient compte avec brio de deux enfances particulières. Céline Sciamma, elle, filme à hauteur d’enfants à la manière de ceux qui écrivent comme s’ils avaient encore l’âge des coloriages et des premières amours.
Il faudrait ne rien savoir de l’histoire, ne pas regarder la bande annonce, ne lire aucun résumé…
Première séquence, un jeune garçon d’une dizaine d’années savoure le vent qui caresse ses joues à travers le toit ouvrant d’une voiture qui roule. Deuxième séquence, il apprend à conduire dans la circulation, sur les genoux de son père, en actionnant le clignotant, en tournant le volant de mieux en mieux… En quelques minutes, nous sommes plongés dans cette histoire qui ne mène jamais où on l’attend. Vont-ils avoir un accident ? Être arrêtés par la police ? Le père est-il un bon père ou un inconscient (car on ne conduit pas avec un enfant sur ses genoux !).
Faut-il privilégier un bon moment en se moquant des obsessions sécuritaires de notre temps ou respecter les règles du code de la route ? La réalisatrice ne tranche pas. À chacun d’en décider. Dès les premières minutes, nous nous interrogeons sur les enfants, les parents, l’éducation et… sur la suite de l’histoire comme s’il s’agissait d’un triller bien ficelé.
L’art des fausses pistes
Les contrevenants ne sont pas punis mais alors que va-t-il se passer ? On redoute une mésentente des parents, un drame familial (la mère est enceinte). Nous avons si peu l’habitude de voir des familles « normales » au cinéma que l’on s’étonne à chaque seconde que rien n’arrive de particulier, jusqu’au moment où celle que nous prenions pour un garçon se révèle être une fille.
Laure commence par endosser cette identité masculine avec bonheur (le corps des garçons serait-il plus libre que celui des filles ?) car elle est admise à jouer dans l’équipe de foot et choyée par une « grande » qui l’aime et la prend sous son aile. Puis arrive un moment délicat, celui de la baignade. Laure a une idée comme en ont les enfants, à la fois astucieuse et saugrenue : transformer son maillot une pièce en un simple slip de bain et se fabriquer un sexe de garçon avec de la… pâte à modeler. Ce « bricolage » tiendra-t-il dans l’eau ? Laure sera-t-elle démasquée ? Quand ? Par qui ? Comment ?
Avec art, Céline Sciamma nous lance sur des fausses piste, s’attarde sur les corps, les peaux, les jeux, les postures, les rayons d’un soleil d’été perçant à travers les feuillages d’un sous-bois… et relance l’action avec maîtrise. Il faut dire qu’elle est scénariste diplômée de la Fémis, la très prestigieuse Fondation européenne des métiers de l’image et du son. Elle sait écrire une histoire – et la filmer – créer la surprise, jouer sur les lenteurs et les accélérations du scénario, un procédé permettant à la fois d’entretenir le suspense et de favoriser l’immersion du spectateur dans l’ambiance de ces vacances d’été banales et terribles pour cette enfant empêtrée dans son identité d’emprunt.
S’il est un film à voir avec des enfants, c’est bien celui-ci
Autour de cette intrigue, le film montre avec sensibilité et justesse des moments d’enfance si souvent vécus : ces mensonges trop vite dits dans lesquels on s’embourbe sans plus savoir comment s’en sortir ; la complicité, la douceur, les secrets entre frères et sœurs ; les bains pris en commun ; les rires dans le dos des parents ; les bonheurs de l’exercice physique ; les premiers émois amoureux ; le sentiment d’être un « nouveau » et les stratégies mises en œuvre pour se fondre dans le groupe ; la peur d’être démasqué lorsqu’on a menti ; la honte de la faute commise ; la difficulté et le courage d’assumer les conséquences de ses actes ; les déménagements (et l’envie de déménager pour fuir) ; les moments de tendresse familiale ; l’émerveillement du contact avec la nature en été (la baignade, la fraîcheur d’une forêt, la sensation de chaleur) ; un corps heureux et libre lorsqu’on est enfant, à découvrir et apprivoiser à la préadolescence ; les amitiés qui vont et viennent ; l’émotion ressentie à la naissance d’un bébé…
Mais le film va encore plus loin en filmant des sentiments universels, l’exclusion, la solitude, le chagrin.
Après avoir vu cette œuvre marquante, l’émotion est grande, les souvenirs remontent, les discussions entre grands et petits s’animent. S’il est un film à voir avec des enfants, c’est bien celui-ci. Quant à Céline Sciamma, trente-deux ans, retenez bien ce nom car nous n’avons pas fini d’entendre parler de son talent si personnel qui vient d’être couronné par le prix France Culture cinéma révélation 2011, pour Tomboy précisément.
Patricia Delahaie
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• Céline Sciamma et Annie Ernaux sur France Culture.
• « Tomboy » est sélectionné par
– École et cinéma : fiche pédagogique
– et Collège au cinéma : fiche pédagogique.
• Polémique et instrumentalisation : « Le film “Tomboy” relance le débat sur la question du genre », par Clarisse Fabre, Le Monde, 23 décembre 2013.
• « Bande de filles », de Céline Sciamma, par Jean-Marie Samocki.
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Tomboy a priori un film que j avais écarté…puis j ai lu Madame Delahaie si convaincante que je me suis dit allons voir.. et je dois dire qu’elle a parfaitement raison ! Merci de m’avoir convaincu, j ‘allais passer à côté d’un grand moment.