« Tolkien à 20 ans. Prélude au “Seigneur des anneaux” », d’Alexandre Sargos
Né en 1892, Tolkien a vingt ans en 1912, une bien mauvaise époque pour les jeunes hommes qui abordent l’âge adulte. Mais la vie du jeune Tolkien n’a jamais été rose et l’essai que consacre Alexandre Sargos, à l’auteur du Seigneur des anneaux, Tolkien à 20 ans (Le Diable Vauvert), a pour objet de montrer que la mort sera finalement la source d’inspiration essentielle du futur écrivain, la mort et son antithèse, le paradis d’une enfance bucolique.
La vie du jeune John Ronald Reuel Tolkien, dans les premières années du XXe siècle, est déjà marquée par la mort, les conditions matérielles précaires : elles sont liées au décès de son père survenu dans l’État d’Orange alors qu’il n’avait que quatre ans. Sa mère, qui supportait mal le climat de l’Afrique du Sud et la ségrégation pratiquée par les Boers, avait choisi de rentrer en Angleterre avec ses deux fils. John n’aura jamais connu son père.
De la campagne aux faubourgs de Birmingham
À cause de sa conversion au catholicisme, Mabel Suffield s’est éloignée de sa famille et de sa belle famille. Victime du diabète, elle succombe à la maladie en 1904, laissant ses deux fils, John et Hilary, orphelins. Mais ses pérégrinations dans la banlieue de Birmingham ont installé au cœur de son aîné une nostalgie qui lui fera durablement haïr le progrès : de 1896 à 1900 la jeune veuve a vécu à Sarehole, une bourgade rurale qui donne au futur créateur de Bilbo le goût de la vie campagnarde et des paysages champêtres. Sarehole sera à jamais pour Tolkien un paradis perdu.
Et ce d’autant plus que le déménagement auquel doit se résigner Mabel en 1900 conduit la petite famille dans les banlieues industrielles de Birmingham. L’année 1900, « annus horribilis » pour le jeune John constitue une rupture qui lui fait détester le monde moderne et Alexandre Sargos insiste sur cette transition pour montrer en quoi elle est une clé de lecture qui permet de comprendre l’univers du futur romancier :
« Plus tard l’écrivain affirmera nettement sa détestation du monde moderne, de l’industrie, des machines. Dans la fantasy développée par Tolkien, la magie peut être associée à la technologie, l’anneau du Seigneur des anneaux la symbolise dans sa quintessence. »
Vivant dans des conditions incertaines à Birmingham, la famille est heureusement prise en charge par le père Morgan qui fera tout ce qui est en son pouvoir pour alléger les souffrances de la jeune mère et pour soutenir les enfants Tolkien dans leurs projets. John Tolkien le considère comme un second père, et dira à sa mort s’être senti « comme un survivant dans un monde inconnu et étranger après la disparition du monde réel. » Le rôle du père Morgan est décisif dans la construction du jeune John : il lui apprend deux vertus qui seront au cœur du Seigneur des anneaux (la charité et le pardon) et l’encourage dans son projet d’intégrer Oxford.
Tolkien restera toute sa vie durant extrêmement fidèle au catholicisme de sa mère ; il faut dire qu’elle est à ses yeux une sorte de martyr : tenue à distance par les membres de sa famille, très peu assistée financièrement, elle meurt en 1904. Une anecdote rapporte que le jeune John aurait confié à l’une de ses tantes en pointant le ciel, le jour où l’on enterrait Mabel : « C’est si vide, si froid ! » Et pourtant le jeune homme et l’adulte conserveront cette foi catholique, par fidélité à cette jeune mère emportée trop tôt et injustement ostracisée par les siens.
Le philologue
Il n’est pas impossible que la vocation du jeune Tolkien pour la philologie et les langues anciennes aient à voir avec ce décès prématuré, bien des orphelins ont cultivé ce goût des langues disparues. Initié par sa mère au latin, à l’allemand et au français, Tolkien se découvrira une passion pour les langues nordiques et leurs mythologies : l’anglo-saxon ou vieil anglais, qu’il découvre dans Beowulf – à ses yeux une véritable « élégie, un chant de mort », et dont il appréciera les modulations chez Chaucer, le gallois qui lui procure une sensation de plaisir esthétique, le finnois et l’épopée du Kalevala qui lui inspirera l’un de ses premiers contes (Turabmar et le Foalókë)… Tolkien est un amoureux des langues vernaculaires et en tant que philologue n’aura de cesse de défendre leur diversité.
Son amour des langues le conduit très tôt, vers l’âge de quinze ans, à élaborer ses propres systèmes linguistiques qui deviendront les langues elfiques dans son œuvre maîtresse. Il est curieux de constater comment ce processus de maturation de langues imaginaires a précédé la création de l’univers de la « Terre de milieu » et l’on peut même se demander si ce ne sont pas ces langues imaginaires soigneusement conçues qui ont conduit à la création de l’univers fictif de Tolkien. S’il était, on l’a vu, un partisan des langues vernaculaires, il plébiscitait aussi les langues artificielles comme l’esperanto, tout en déplorant le fait qu’elles ne soient pas « associées à un corpus de légendes », cause de leur échec. Bilbo le hobbit, Le Seigneur des anneaux, Le Simarillon constituent ce corpus de légendes qui viennent illustrer les nombreux langages inventés par le romancier linguiste.
« La véritable âme sœur est de fait
celle avec laquelle vous êtes mariée. »
Si le père Morgan s’est montré un soutien sans faille pour le futur écrivain, il se montrera aussi inflexible lorsqu’il s’agit de diriger la vie morale de son pupille. Alors qu’il a seize ans, Tolkien rencontre celle qui deviendra son épouse et la femme de sa vie, Edith Mary Brath. La jeune femme a trois ans de plus que lui et c’est une brillante pianiste. Les jeunes gens se fréquentent mais le père Morgan, irrité par les escapades amoureuses de John finit par lui interdire, l’année de ses dix-huit ans, de voir celle qu’il aime. Trois ans plus tard le jeune homme devenu majeur devra se battre pour reconquérir Edith.
Ce mariage heureux explique-t-il la relative absence de femmes dans l’œuvre du futur romancier ? Une lettre de Tolkien citée par Alexandre Sargos est révélatrice :
« Pratiquement tous les mariages, même ceux qui sont heureux sont des erreurs – dans le sens ou presque certainement […] les deux partenaires auraient pu trouver des compagnons plus adéquats. Mais la véritable âme sœur est de fait celle avec laquelle vous êtes mariée. »
On peut s’étonner du pragmatisme, dont fait preuve l’auteur du Seigneur des anneaux mais, plus loin dans la lettre, il souligne le caractère exceptionnel de sa propre histoire. Philip Pullman a reproché à Tolkien cette absence du féminin dans son œuvre qu’il considère comme un signe d’échec. Il est quelques personnages de guerrières dans Le Seigneur des anneaux mais elles empruntent davantage à Mabel, la mère du héros, qu’à Edith, la femme qui fit son bonheur. Est-ce cette sérénité dans le mariage qui empêcha l’auteur de sublimer dans son écriture des figures féminines ?
La guerre
Accepté a Oxford, reste au jeune Tolkien à affronter une expérience décisive avant de se lancer définitivement et irréversiblement dans l’enseignement et l’écriture : la guerre. Lorsqu’elle éclate en 1914, l’étudiant qui a vingt-deux ans et vient de se marier veut avant tout terminer ses études. Ses camarades, son frère s’enrôlent, lui attendra 1915 pour s’engager dans une école d’officier. Il a horreur des petits chefs et de la vulgarité des officiers, il perçoit la grandeur des Tommies sacrifiés, et finit par affronter la guerre dans toute son horreur. Les visions d’apocalypse des tranchées engendreront le Mordor, la terre d’effroi de Sauron :
« Il [Tolkien] se dit sans doute, fait justement remarquer Alexandre Sargos, que l’apparente démesure des mythologies d’Europe du nord est bien à la hauteur de ce qu’il vit dans cette guerre, “un crépuscule des dieux”. »
Avec ce Tolkien à 20 ans, Alexandre Sargos dresse le portrait d’un homme particulièrement attachant, Tolkien y apparaît comme une figure de la résilience qui choisit la vie, l’amour, le travail pour ne pas sombrer dans la mélancolie et qui bâtit son œuvre à la manière du Beowulf comme une vaste méditation sur la mort. Il montre comment l’imaginaire du futur écrivain s’est structuré sur une opposition entre la campagne, lieu des bonheurs simples, espace bucolique paradisiaque, et l’âge de fer de l’ère industrielle dont l’agressivité se manifestera avec le plus de virulence dans la boucherie des champs de bataille de la première guerre mondiale. Écrit dans un style alerte et qui reconstruit sur le mode journalistique les moments clés de la vie de Tolkien, cet essai devrait ravir les admirateurs de l’écrivain qui ne forment pas qu’une petite communauté.
Stéphane Labbe
• Alexandre Sargos, « Tolkien à 20 ans », Le Diable Vauvert, 2018, 160 p.