"Timbuktu", d’Abderrahmane Sissako : l’art contre la barbarie
« Il n’y a pas de choc de civilisations. Il y a des rencontres de civilisations », a dit Abderrahmane Sissako pour conclure ses remerciements après avoir reçu le César du meilleur réalisateur et celui du meilleur film de l’année 2014.
C’est vrai pour les hommes de bonne volonté. Pas pour les autres, ceux qui font triompher la haine sur l’amour.
Timbuktu nous emmène en Mauritanie pour raconter comment la ville de Tombouctou est tombée sous le joug des extrémistes religieux et les répercussions de ce régime sur ses habitants.
Le film s’ouvre sur une étendue de sable inondée d’une lumière chaude et dorée, image d’une paix inébranlable sur laquelle file en bondissant une gazelle agile. Quel symbole!…
Sous le joug des prédateurs
À peine a-t-on le temps de l’admirer qu’on s’aperçoit que sa course est celle d’une bête traquée. Elle fuit devant un gros quatre-quatre et ses occupants armés jusqu’aux dents qui commencent à tirer… « Ne la tuez-pas, fatiguez-là ! » ordonne l’un d’entre eux. La victime n’a aucune chance face à ses prédateurs. Le ton du film est donné.
Cette séquence saisissante ouvre le récit d’une confrontation disproportionnée entre un peuple pacifique et doux et des hommes armés qui poursuivent des gazelles humaines, objets de leur concupiscence. En ville, les habitants subissent, impuissants, le régime de terreur des djihadistes qui ont pris en otage leur vie et leur foi. Musique, rires, cigarettes, football sont interdits… Les enfants doivent jouer au ballon sans ballon, les femmes tentent de résister avec dignité, mais leur vie quotidienne est empoisonnée et privée de toute joie de vivre. Des tribunaux improvisés rendent chaque jour des sentences absurdes et tragiques que la voyante locale, réfugiée dans une apparente folie, les défie sans vergogne de faire appliquer.
Mais la beauté des femmes et leur langue bien pendue, leur fausse soumission malgré la peur, ose tourner en dérision ces mâles conquérants. Elles ont le courage, certes, mais aussi le respect de la vie et le sens des réalités car il y a bien de quoi se moquer de ces djihadistes autoproclamés et des règles stupides qu’ils peinent à faire respecter et à respecter eux-mêmes. Ne vont-ils pas jusqu’à demander à une poissonnière de mettre des gants de laine pour vendre ses poissons !
Obscurantisme et violence gratuite
Kidane, lui, mène une vie simple et paisible dans les dunes, entouré de sa femme Satima, sa fille Toya et Issan, son petit berger de douze ans. Ils semblent un temps épargnés par le chaos de Tombouctou dans leur petit éden. Mais leur destin bascule le jour où Kidane tue accidentellement le pêcheur. Il doit alors faire face à son tour aux nouvelles lois de ces occupants venus d’ailleurs, de ces fanatiques dont la maladresse comique ne peut faire oublier le danger qu’ils représentent.
Les tyrans sont toujours ridicules et puérils. Les habitants se moquent d’eux, l’imam les houspille comme des enfants. Car l’Islam ne peut être un instrument de guerre destiné à asseoir la domination de quelques brutes sur tout un peuple innocent. On ne prie pas les armes à la main. La violence gratuite est l’action de l’obscurantisme, l’injustice est le fait des tribunaux d’exception improvisés. Pas d’une religion de tolérance, de clémence et d’amour. Si une religion ne relie pas les hommes comme c’est sa vocation, si elle n’est pas civilisatrice, elle manque à sa mission essentielle.
L’harmonie, l’art et le chaos
Le film d’Aberrahmane Sissako, lui, ne prêche pas. Il oppose la paix et la beauté au gâchis, l’harmonie au chaos, la poésie à la violence. Et nous impose une évidence, celle de l’art, seul à pouvoir prendre la hauteur nécessaire pour traiter ces questions. Paysages, corps féminins, visages d’enfants sublimés par la photo inspirée de Sofian El Fani (César de la meilleure photo) transcendent la souffrance subie par ces êtres martyrisés. Et rendent leurs bourreaux dérisoires. La musique d’Amine Bouhafa (encore un César !) nous transporte au paradis.
C’est la dignité des faibles contre la cruauté inutile des soi-disant forts. Et on sait que l’Histoire a toujours fini par rétablir les vraies valeurs. La splendeur des images – jamais gratuite – rend les déséquilibres plus poignants, mais sait aussi atténuer une réalité trop cruelle. Enfin Sissako a compris mieux que personne que l’humour – l’arme et la politesse du désespoir – permet aux opprimés de survivre et aux spectateurs de prendre un peu de distance.
Film profond et subtil, politique et léger, humaniste et plein d’espoir, Timbuktu a bien mérité son avalanche de Césars. Seul l’art peut triompher de la barbarie.
Anne-Marie Baron
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• Une analyse détaillée de “Timbuktu” sera donnée dans le prochain numéro de “l’École des lettres”, en mars.
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