« Thésée, sa vie nouvelle », de Camille de Toledo : absorber la peur
L’époque, y compris sur le plan littéraire, est aux révélations intimes, aux règlements de compte, aux quêtes d’identité ou, plutôt, « identitaires », dans lesquelles des écrivains se reconnaissent selon leur genre, leur couleur de peau ou d’autres « problématiques » ou symptômes.
La rentrée est apparue pleine de confessions et de réquisitoires. C’est sans doute « vendeur ».
On est loin de tout cela avec le Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo. Il y est certes question d’identité, d’un fils qui doit se débrouiller avec un héritage fait de morts et, souvent, de solitude, mais l’auteur-narrateur, devenu Thésée dans le récit, ne se pose pas en victime. Ou alors victime d’une douleur physique et de ses causes psychiques qui l’enferment dans le labyrinthe, même après qu’il a fui la « ville de l’Ouest », espérant échapper au passé dans la « ville de l’Est ».
Ces douleurs, elles ont pour causes les deuils successifs, dans le présent comme dans le passé, vécus par ce Thésée contemporain. Jérôme, son frère aîné, s’est suicidé en mars 2005 ; sa mère, Esther, est morte peu après, son père, « Gatsby », l’a suivie, détruit par un cancer. Trois deuils, précédés d’autres. D’où le besoin de partir, avec épouse et enfants.
« Pourquoi en plus des deuils faut-il qu’il y ait de la douleur ? » s’interroge le héros. Cette souffrance est d’abord physique : « on dit que les survivants fuient pour s’éloigner des souvenirs qui les hantent mais, des années plus tard, les voilà traversés par des pathologies mystérieuses : une aphasie, la paralysie d’une main, une épaule qui se bloque »… Cet homme encore jeune peut à peine tenir debout et, pour marcher, doit se faire aider de ses enfants. Alors il cherche une réponse à ses questions et, comme on le lira de façon plus spécifique dans le « post-scriptum » du livre, elle se trouve, en partie, dans cette recherche que l’on nomme épigénétique.
Les secrets de famille ne disparaissent jamais…
Mais commençons par Thésée, son mythe et le sens qu’il revêt aujourd’hui. Thésée est ce héros qui entre dans le labyrinthe et en sort, grâce au fil qu’Ariane lui a donné. Il affronte le Minotaure, monstre qui tue et dévore jeunes gens et jeunes filles en un rituel cruel. Le fil de notre Thésée prend la forme d’une corde, celle dont s’est servi son frère Jérôme. Une corde qui rend le mot même imprononçable.
Le Minotaure n’est pas qu’un monstre antique : plus récemment, le XXe siècle fut un monstre qui engloutit des millions d’hommes dans les guerres, les camps et entama la destruction de la planète. Thésée doit l’affronter ou, du moins, tenter de le faire.
Il a fui la « ville de l’Ouest » avec trois malles remplies de photos et de deux manuscrits. Le livre que nous lisons est une composition, une construction méticuleuse partant des événements déjà cités, et de deux journaux : celui de Talmaï, arrière-grand-père de Thésée, qui s’est tiré une balle dans la tête en novembre 1939, ouvre le récit ; celui de Nissim, son frère, mort sur le front en juillet 1918 le clôt. Talmaï venait de perdre son fils Oved et craignait de perdre d’autres fils dans la guerre qui s’annonçait. Il avait déjà dû supporter la disparition de Nissim, alors que lui-même avait échappé à la conscription en 14-18.
Le narrateur, un « je » qui double son héros, intervient de temps à autre pour commenter. Il est aussi celui qui mêle au récit les vers ou versets en italique qui donnent au livre son ton lyrique. Des photogrammes, fragments fugitifs, souvenirs volatils, ponctuent la page dans laquelle le blanc, l’espace, est à la fois silence et cri jeté vers les ancêtres, vers Esther et Gatsby, deux figures éminentes des Trente Glorieuses.
Elle était journaliste, toujours sur la brèche, occupée à rencontrer les grands de ce monde ou de la France gaullienne, « ces grands singes qui croient gouverner et tirent cette désespérante croissance vers de plus amples ruines ». Les parents de Thésée ont été des « boomers ». À ceci près qu’assez tôt ils ont eu conscience de l’épuisement des ressources, des limites de la croissance. Engagés au P. S., ils étaient de ces cadres – héritiers d’un grand patron de gauche installé sur les bords du Léman – qui préparaient l’arrivée de Mitterrand au pouvoir dès les années 1970. Mais cette activité leur permettait de fuir, à eux aussi. Et plus dangereusement que ne le fait Thésée en quittant la « ville de l’Ouest ». Ils ne pouvaient s’occuper de leurs enfants et oubliaient un passé pesant, leur laissant l’héritage tu : « à quoi on peut se raccrocher quand l’enfance s’est bâtie sur du sable mouvant ? » interroge le fils mort. Les secrets de famille ne disparaissent jamais : ils s’écrivent dans le corps, au fil des générations.
La peur en héritage
Récit poétique, lyrique, construit comme une œuvre musicale, avec ses fugues et variations, Thésée, sa vie ailleurs est aussi un livre sur ce qui nous échappe et que, néanmoins, nous portons. En partant, le héros veut épargner à ses enfants ce qu’il a connu : « il pense que c’est pour ses petits qu’il doit absorber la peur, pour qu’ils n’aient pas eux, à nettoyer le temps ».
Elle est, cette peur, le sentiment dominant du récit, ce qui en fait l’universalité, ce qui nous le rend familier ou proche en ces temps incertains, ici et là, partout. C’est elle qui a conduit Talmaï au suicide. Il a senti ce qui s’annonçait du côté de l’Allemagne, a vu et entendu le Minotaure vociférant, hurlant sa haine des Juifs. Oved, l’enfant chéri, atteint par l’une de ces maladies que l’on ne contrôlait pas dans les années 1930, se passionnait pour la généalogie des rois et se rêvait en premier roi juif de France. Talmaï a craint que ses autres fils ne périssent dans des tranchées. Cette peur, c’est aussi celle de Jérôme au début de notre XXIe siècle, face à une catastrophe qui semble se profiler. La peur, Thésée veut l’affronter en tuant le Minotaure. Ce sera un long combat. Il se poursuit au-delà du récit que nous lisons.
Thésée ou le narrateur – ils sont parfois un seul être, parfois deux – ne peuvent recourir au seul langage. Longtemps, on a cru ou espéré que la psychanalyse ou d’autres thérapies fondées sur la parole, sur son pouvoir de catharsis, permettrait de se délivrer d’une souffrance, de révéler, comme en photographie, ce qui est caché ou invisible. Mais le mal vient de plus loin, et notre corps porte souvent des stigmates qui remontent à plusieurs générations. Ainsi, « les modifications du comportement d’un gène causées par un seul trauma […] peuvent s’observer pendant quatorze générations ». Difficile d’imaginer quelles modifications ont engendrées ou engendreront des crimes comme ceux qui ont été commis sous le nazisme, chez les Khmers rouges, ou, plus récemment, en Syrie, par exemple. Le récit de Camille de Toledo a le mérite de nous aider à le penser, à le prendre en compte.
Thésée de ce siècle, il construit son « orphelignage ». Il a des enfants qui l’ont porté, à leur façon, comme Énée a porté son père Anchise. Un mythe répond à l’autre. Tous nous parlent avec profondeur et gravité de ce monde, et d’un autre, apparemment lointain, et tout proche du nôtre. Bien plus proche que l’« actualité ».
Norbert Czarny
• Camille de Toledo, « Thésée, sa vie nouvelle », Verdier, 2020, 256 p.