"The Revenant", d’Alejandro Gonzalez Iñarritu
Une épopée sauvage dans une nature somptueuse
Le film du réalisateur mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu, qui a reçu l’Oscar du meilleur réalisateur pour la deuxième fois, sort en DVD et blu-ray. Succès assuré car il renouvelle complètement le genre du film de trappeurs – illustré par Howard Hawks (La Captive aux yeux clairs, 1951) et Sydney Pollack (Jeremiah Johnson, 1972) – en montrant une violence à la fois primitive et stylisée par une esthétique très pensée.
L’Oscar de la meilleure photo est allé à juste titre à Emmanuel Lubezki, le chef opérateur génial de Terrence Malick, qui signe ici de somptueuses images du Grand Nord canadien. Leonardo DiCaprio, lui, a obtenu le premier Oscar d’interprétation de sa carrière pour le rôle très éprouvant du trappeur Hugh Glass, dans lequel il s’est investi à fond parce qu’il correspond parfaitement à son engagement écologique.
Comme dans Birdman, primé l’an dernier, le cinéaste montre sa virtuosité dans ce film ambitieux, où une extrême agressivité alterne avec des séquences hallucinatoires et une vision bouleversante de la nature.
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La mythologie du Grand Ouest sauvage
Le roman de Michael Punke, The Revenant, paru en 2002 aux États-Unis, renouait avec la littérature d’aventures de Jack London ou de James Oliver Curwood. Les droits cinématographiques ont été achetés avant même sa parution ; un premier script du scénariste David Rabe est destiné au réalisateur sud-coréen Park Chan-Wok (Thirst), avec Samuel L. Jackson dans le rôle principal. Mais, en 2010, Mark L. Smith, spécialisé dans l’écriture de films fantastiques (Motel, The Hole) écrit un nouveau script, qui séduit la société de production New Regency et Alejandro Gonzalez Iñarritu.
La scène d’ouverture immerge d’emblée le spectateur dans un chaos apocalyptique et sanglant. Puis la séquence déjà culte du corps-à-corps avec l’ourse donne une vie terrifiante à un épisode fameux de la vie du trappeur Hugh Glass, objet de la biographie de John Myers Myers, The Saga of Hugh Glass : Pirate, Pawnee and Mountain Men (1963), du roman de Michael Punke et du film de Richard C. Sarafian Le Convoi sauvage (1971), qui a nourri la mythologie du Grand Ouest sauvage : en 1823, au cours d’une expédition, il a été attaqué par une mère grizzli qui protégeait ses deux oursons.
Le corps déchiqueté, il est laissé pour mort en plein territoire indien par deux membres de l’expédition, Jim Bridger et John Fitzgerald, chargés de veiller sur lui.
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Une ode flamboyante et presque mystique à la nature originelle
Le combat pour la survie de ce pisteur émérite est longuement suivi dans le film et renouvelle ainsi par son réalisme la figure fantastique traditionnelle du mort-vivant. Réduit à ramper et à se nourrir de racines dans un environnement particulièrement hostile, il se réfugie dans ses souvenirs et a pour meilleurs alliés les Indiens Pawnees, dont il avait épousé une femme, mère de son fils, tous deux tués par ses compagnons, qui ne les distinguent pas de leurs voisins, les Arikaras.
Glass échappe à ces derniers dans des plans-séquences aux travellings nerveux. The Revenant est aussi un hommage ému et très politique aux Indiens, qui connaissaient et respectaient si bien la nature avant la dure expérience des réserves, alors que les Occidentaux n’ont fait que l’exploiter avec une avidité sans limites. Le thème de la frontière, de la réserve, de l’exclusion commence à se manifester.
Paradoxalement, quand démarre l’intrigue, le rythme du film ralentit, de manière à respecter la vraisemblance du temps nécessaire au rétablissement du trappeur, mais aussi parce que la quête désespérée de vengeance, qui lui donne la force de s’accrocher à la vie, est nourrie par la rancœur de plus en plus amère d’un homme trahi, abandonné et laissé pour mort par les siens.
Mais ce temps de guérison et de maturation favorise la contemplation apaisante de la majestueuse nature qui l’entoure. Les plans-séquences magistraux des combats du début trouvent une nouvelle fonction, la beauté formelle de la photo prenant ici une portée initiatique : chaque flocon de neige, chaque goutte d’eau, chaque feuille d’arbre est une image sublime qui réconcilie le blessé avec la vie ; la nature tout entière le submerge et l’exalte malgré l’hostilité des éléments déchaînés.
Ce film devient une ode flamboyante et presque mystique à cette nature originelle, telle qu’on ne l’a jamais vue au cinéma. Le climat y joue un rôle clef, transformant à vue le décor des forêts et des montagnes, mais aussi le physique et les émotions des comédiens, de plus en plus en osmose avec elle. La lumière joue un élément capital dans ces changements.
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Un « chemin de croix »
La durée du film trouve là sa double justification. Le jeu sur les contrastes entre les gros plans de visages et les plans d’ensemble de ces immenses paysages dont les grandes focales font converger les lignes de fuite au sommet de l’image comme dans les forêts pyramidales du grand peintre contemporain Anselm Kiefer (dont on a vu la rétrospective au Centre Pompidou) est saisissant. Les séquences d’hallucinations accroissent le malaise et confirment la référence – qui est celle de Kiefer lui-même – aux images déformées de l’expressionnisme allemand.
Leonardo DiCaprio livre une interprétation éblouissante du personnage de Glass, auquel il parvient à donner toute sa portée mythique de légende vivante. S’inspire-t-il de Robert Redford, jouant dans Jeremiah Johnson cet homme instruit par « Griffes d’Ours », un vieux chasseur de grizzlis qui lui apprend le dur métier de trappeur et les mœurs des Indiens ? Encore plus muet et hiératique, DiCaprio sort peu à peu de la rigidité cadavérique pour devenir l’incarnation même de ce « survivalisme » auquel les Américains portent tant d’intérêt à notre époque de menaces nucléaires et autres, comme l’atteste le succès de Take Shelter de Jeff Nichols en 2012.
Le jeu du comédien, d’une intensité bouleversante, atteint une dimension quasi-christique et fait de son itinéraire un chemin de croix, aussi essentiel que l’arrivée au but poursuivi. L’obsession de la vengeance devient peu à peu soumission à la volonté divine.
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Comment juger l’Histoire ?
En face de DiCaprio, Tom Hardy incarne de façon stupéfiante Fitzgerald, le trappeur sans scrupules qui le dépouille de tout. Sa sauvagerie et celle des trappeurs – français en particulier car Toussaint est inspiré du vrai Toussaint Charbonneau, célèbre pour sa participation à l’expédition Lewis et Clark – qui contrastent si fort avec la paix et la sérénité du monde naturel environnant, est bien plus choquante que celle des Indiens qu’ils combattent.
Seul le capitaine Andrew Henry, interprété par l’excellent Domnhall Gleeson, avec ses principes et sa générosité, sauve de l’abjection cette humanité occidentale dite civilisée, mais d’une bestialité révoltante face au mourant. C’est lui qui, par sa connaissance du terrain et le soin qu’il prend de son fils, incarne la vraie civilisation de la compétence et de l’amour, liée à celle des Indiens, aux mœurs sages et douces quand ils ne sont pas attaqués.
Iñarritu ne cède donc jamais au manichéisme, considérant qu’il ne faut jamais juger l’Histoire à l’aune des concepts actuels et que le plus souvent l’ignorance et la peur sont les moteurs de la violence régressive des hommes.
The Revenant est une épopée sauvage, une œuvre remarquable qui a amplement mérité trois Oscars pour son traitement à la fois éminemment respectueux et pourtant esthétisé d’une nature magnifique et d’une violence aussi immémoriale que la part d’animalité qui remonte sans frein en ses héros frustes et sanguinaires.
Anne-Marie Baron