"Suzanne", de Katel Quillévéré
Suzanne. La chanson de Leonard Cohen, que l’on attend sans y penser vraiment, s’immisce pourtant puis s’impose sur les dernières images du film, dans une version interprétée en public à Rome par Nina Simone en 1969, interprétation complètement décalée, et comme “déplacée”, “à côté”.
À vrai dire, les mots de Cohen – on pense au très célèbre « And you know that she’s half crazy / But that’s why you want to be there » – s’appliquent bien mal à l’héroïne de ce film qui vous prend au cœur sans en avoir l’air et ne vous quitte plus vraiment ensuite, comme s’il était devenu, avec son heure et demie censée couvrir un quart de siècle, une partie de votre propre vie, une suite de souvenirs qui seraient vôtres.
C’est malgré tout le choix pour finir de cette mélodie du Canadien errant qui achève de tisser en nous ce lien avec l’incompréhensible, avec ce qui nous échappe – d’un être, d’une situation, d’une vie.
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L’image du père : ténacité, tendresse, courage, fidélité…
Ce film très prenant est pourtant d’une sobriété un peu glaçante : Sara Forestier, toujours juste, se montre totalement déterminée dans sa présence-absence… Le destin de cette jeune femme est inscrit dès les premières scènes du film dans son regard éperdu de petite danseuse qui cherche des yeux sa mère – sa mère disparue – et trouve le regard aimant d’un père ne pouvant tenir lieu malgré tout de présence maternelle. Ce père, en dépit de tous ses efforts, qui ne peut remplir la promesse maternelle – la « promesse de l’aube » chère à Romain Gary qui écrivit : « Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. »
Dieu sait pourtant qu’il est exceptionnel, ce père, jusque dans ses faiblesses. Un grand rôle pour François Damiens, qui déjà, il y a quelques mois seulement dans Gare du Nord, cherchait… sa fille – nous sommes décidément environnés de films sur la paternité si l’on pense, entre autres, à Tel père, tel fils de Hirokazu Kore-Eda, sorti également il y a quelques semaines.
Le père que filme Katel Quillévéré est forcément imparfait : on évoquera à l’appui de cet adjectif cette scène étonnante et dérisoire où il explose face à son autre enfant, Maria, toute petite encore, qu’il interroge et qui ne sait plus, en face de sa colère, si elle a mangé à la cantine… Oui, il est imparfait et exemplaire dans le même temps, rocher immobile et obstiné auquel on s’accroche jusqu’au bout, toujours là sans pouvoir cependant être tout à fait là, en perpétuel mouvement, à l’image de son métier de routier.
Abonnée aux lits de hasards des retours de nuits de danse et de mauvaise bière, revoici Maria à dix-huit ans – la seconde fille, l’autre révélation du film, Adèle Haenel – qui lui demande au petit matin si elle peut dormir avec lui. Naturellement, il refuse, « Tu es trop grande maintenant », mais c’est qu’il est sans âge, mais c’est aussi qu’on ne veut et n’imagine pas même le voir vieillir. François Damiens vieillit dans ce film somme toute assez bref de vingt-cinq ans, et tout à fait naturellement, tant il est vrai que son amour est intemporel car il incarne un personnage incroyable de ténacité, de tendresse, de courage, de fidélité.
Un grand film moral, sans effets appuyés
Suzanne passera aux yeux de beaucoup pour un petit film alors que c’est d’abord un grand film moral, sans effets appuyés, servi par des acteurs exceptionnels, des ambiances ô combien perçues avec justesse : ce Sud des bals du samedi soir, des petites gens qui n’ont rien mais qui donnent tout, des petits et gros trafics, des vies cabossées, des appartements trop chauds l’été où l’on s’entasse dans une odeur de sueur et de soirs d’oubli.
Et tous ces lieux que l’on connaît souvent sans y avoir jamais été : Alès (avec sa route le long du Gard, debout dans la décapotable – l’affiche du film –, vers Rochebelle), cette zone de transit voitures à Sète avant l’embarquement pour Tanger – le Mont Saint-Clair en toile de fond, ou encore ce bref aperçu dans une très belle scène d’amour fou filmée en plongée – scène « volée » au quotidien de la rue ? – d’une Marseille heureuse et métissée autour du marché des Capucins.
Ce Suzanne est aussi fort que les meilleurs Pialat, et tant pis pour la référence écrasante, agaçante, naturaliste, mais « Suzanne » est bien également le prénom de l’héroïne d’ À nos amours, qui révéla Sandrine Bonnaire. Dans le même temps où on l’énonce, le film échappe à cette référence. Car pourquoi ne pas évoquer alors aussi certains films de René Féret, de René Allio, de Chantal Akkerman, pourquoi ne pas rappeler le grand film d’Agnés Varda, Sans toit ni loi (tourné pas très loin, dans le Gard hivernal et les vignes nues sous le vent froid des environs de Nîmes), ou encore certains autres films secs et sans fioritures du cinéma français oublié des années 1970 ?
Chacun aura ses références, je pense pour ma part aux belles et grandes pages de Joan Bodon (Jean Boudou, en bon français, qu’il ne pratiqua pas dans son art d’écrivain, Le Livre de Catoïa et Le Livre des grands jours, traduits de l’occitan et parus au Chemin Vert en 1982) . Et comment, enfin, ne pas nous souvenir des premiers romans de Bernard Clavel (me revient à l’instant le souvenir évanoui du Voyage du père…) ?
Déterminisme social et construction des liens
En fait, le film évolue, à son rythme rapide, bien loin de Pialat : Katel Quillévéré le charge d’une force très originale née des ellipses incroyables d’un scénario audacieux dans son apparente linéarité. Un scénario qui ne nous dévoile que les conséquences épouvantables et déterminées des actes de Suzanne – au sens en effet où elles obéissent à un déterminisme social contre lequel on ne peut rien. Rien, sinon s’incliner, comme le font père et sœur, qui aiment sans retour, qui donnent tout sans compter, sans demander de comptes.
Il n’y a que cette gifle, d’une formidable retenue (entendre « formidable » dans son sens littéral d’ « effrayant »), au début encore du film – une gifle qui marque une autorité aimante et que l’on approuve, parce qu’elle est donnée pour sauver cette enfant perdue – qui la provoque et l’attend, cette gifle. Mais rien n’y fait : le personnage aime comme il est aimé, sans compter. Sans compter les années de prison, les années d’attente, les années perdues, qui débouchent sur cette fin paradoxalement heureuse, à partir de cette caresse d’une douceur désespérée que lui prodigue son amoureux délinquant, au moment où elle avoue, elle avoue enfin et rend les armes, « Je ne m’appelle pas Jeanne Serein », pour se libérer enfin de tout cela, parce que tout cela est allé trop loin. –Vais-je laisser crever mon père, un jour, sans rien en savoir, comme j’ai laissé mourir loin de moi jusqu’alors ceux que j’ai le plus aimés ? Vais-je ainsi continuer à errer loin des miens ? Ne pas voir grandir ou finir de voir grandir mes propres enfants ?
Suzanne va, à son tour, à sa manière, fonder une famille, assurer cette continuité anthropologique dont on parle tant, construire cette unité fondamentale, elle va recréer ce lien entre les êtres, contre vents et marées, qui unit les gens envers et contre tout, le long de cette route où se clôt et se continue le film, entre terre et eau, entre ciel et terre, entre père et mer, à travers la Camargue, le long des marais salants – on est sans doute pas très loin des Salins du Midi. Sur cette route partout où nous faisons, tous, à notre manière obstinée, le lien entre toutes nos vies, entre les lignes, entre ce que humblement nous sommes et nous efforçons d’être, dans le livre des grands jours comme des petits jours. Ce que nous sommes. Le sel de la terre.
Robert Briatte
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Magnifique commentaire, cher Robert, bien nécessaire pour analyser, au sens technique et cinéphilique, ce film d’ailleurs encensé mais peu décortiqué – comme il le mérite. La critique passe vite, au fil des sorties, heureusement il y a des œuvres qui restent, et qui nous hantent. J’imagine que le bateau Sète-Tanger a pu, ici, nourrir tes songes…
Superbe article, Robert!