"Suite française", de Saul Dibb, d’après Irène Némirovsky. De la réalité romancée à la reconstitution filmée
Le destin du roman d’Irène Némirovsky, Suite française, est aussi extraordinaire que celui de son auteur, juive russe née à Kiev en février 1903, immigrée en France en 1919, devenue romancière à succès et égérie littéraire de Tristan Bernard ou d’Henri de Régnier.
Mariée au banquier Michel Epstein, elle est baptisée en 1939, mais l’État lui refuse la naturalisation. Victime des lois antisémites promulguées en octobre 1940 par le gouvernement de Vichy, le couple ne peut plus travailler.
On peut se demander pourquoi Irène écrit dans les hebdomadaires de droite comme Candide ou Gringoire. De façon assez troublante, l’image qu’elle donne des juifs est plutôt défavorable. Faut-il l’attribuer à la haine de soi, analysée par Lessing, ou, comme le soutient Myriam Anissimov, dans son introduction à l’édition Denoël de Suite française, à une absence de choix devant la situation faite aux juifs en France ?
Une image critique des Français sous l’Occupation
C’est à Issy-l’Évêque, dans le Morvan, qu’Irène Némirovsky est arrêtée, le 13 juillet 1942. Après quelques jours au camp de Pithiviers, elle est déportée à Auschwitz où elle meurt du typhus le 19 août. Arrêté à son tour à l’automne, Michel Epstein mourra lui aussi à Auschwitz, gazé le jour de son arrivée, le 6 novembre après avoir confié à ses filles une valise de papiers.
Le manuscrit de Suite française, découvert par Denise et Élizabeth Epstein à la fin des années 1990, est publié en 2004 aux Éditions Denoël et reçoit exceptionnellement le Prix Renaudot à titre posthume. Son titre était celui d’une série qui devait comporter cinq romans. Il a été conservé par les filles de la romancière pour les deux premiers, seuls terminés, Tempête en juin et Dolce.
On y découvre que l’image donnée des Français sous l’Occupation est aussi très critique. Dénonciations, lettres anonymes, accaparement des provisions par les riches qui laissent les pauvres mourir de faim. Tout cela est présent dans le film de Saul Dibb, troisième adaptation d’une œuvre d’Irène Némirovsky après David Golder, premier film parlant de Julien Duvivier en 1931 interprété par Harry Baur, et Le Bal, porté à l’écran par Wilhelm Thiele la même année, qui révèle Danielle Darrieux.
Du “Silence de la mer” à “Suite française”
Suite française commence comme Le Silence de la mer de Vercors, adapté par Jean-Pierre Melville en 1947. La situation est très comparable : un officier allemand occupant est mal toléré par ses hôtes français, une jeune femme, Lucile, dont le mari est prisonnier, et sa belle-mère chez Némirovsky et Saul Dibb, un homme d’une soixantaine d’années et sa nièce chez Vercors et Melville.
L’officier allemand est musicien et cultivé, il tombe amoureux de la jeune femme dans les deux intrigues romanesques et filmiques. Et c’est le même déchirement entre le devoir et l’amour, plus apparent chez Dibb que chez Melville et absent chez Vercors pour la jeune femme. Les deux films se déroulent dans les tout premiers jours de l’Occupation, ce qui accentue la surprise et la frayeur des deux femmes.
La peinture de l’exode est terrible dans le film Suite française comme dans le roman, avec le travelling sur la longue file des voitures qui se heurte aux bombes et le massacre des fuyards. Le village fictif de Bussy est sous le choc. À l’église, le curé prêche une solidarité bien improbable : « Pour connaître vraiment les gens, faites une guerre », dit une paysanne.
La réalité se révèle atroce. Mme Angellier, belle-mère de Lucile, est résolument dans l’opposition à Bruno von Falk, l’officier. Mais son intransigeance, sa dureté de cœur la rendent plus à craindre que lui. Kristin Scott-Thomas, vieillie pour l’occasion, est d’une raideur parfaite. Quant à Lucile, prise au piège entre un mari dont elle apprend une liaison antérieure à son mariage et sa terrible belle-mère, elle se rapproche malgré elle de l’officier.
Une reconstitution historique en partie réductrice
Suite française est une production britannique. Le choix de la langue anglaise pour les dialogues français est d’autant plus regrettable qu’il donne lieu à des doublages discutables. La question historique y est réduite à une déclaration de Pétain et à quelques affiches antisémites, le réalisateur s’intéressant plutôt à l’état d’esprit de cette France occupée, terrorisée et réduite à des conduites indignes.
Avec prudence et un souci du détail remarquable, la mise en scène classique et retenue de Saul Dibb se tire habilement de la reconstitution délicate de cette période si souvent montrée au cinéma pour tenter de capter la vérité des sentiments des personnages à la fois dans les scènes d’intérieur et dans les nombreuses scènes dans les champs.
Délibérément, Suite française refuse l’horreur, la torture et la barbarie, excepté dans la scène de l’exécution du maire innocent mais responsable de ses administrés (Lambert Wilson).
Un film soigné, aux partis pris assumés
Le cinéaste – qui avait réalisé l’excellent The Duchess en 2008 concentre son attention sur le couple, séparé par des obstacles insurmontables, non seulement son appartenance à deux camps ennemis mais le regard réprobateur des villageois. De toute évidence, c’est surtout un drame romantique qu’il a voulu mettre en scène, une histoire d’amour pudique et d’autant plus érotique qu’elle évite prudemment toute scène sexuelle.
Le comédien belge Matthias Schoenaerts n’a pas vraiment le physique d’un artiste, mais se montre d’une intensité convaincante dans les séquences intimes. La trop rare Michelle Williams évolue sous nos yeux d’une docilité peureuse devant son dragon de belle-mère à une liberté d’initiative politique et amoureuse qui la transforme en profondeur. D’excellents acteurs jouent les rôles secondaires comme Ruth Wilson ou Sam Riley dans le rôle des époux Labarie, métayers de Mme Angellier.
En somme Suite française est un film soigné, mais sans académisme, aux partis pris assumés, qui nous replonge dans l’atmosphère de cette Deuxième Guerre mondiale à travers le microcosme d’un village français occupé dont les habitants incarnent toute la gamme des conduites possibles dans de telles circonstances.
On a déjà vu cela même dans une fameuse série télévisée, mais la dimension d’expérience vécue par la romancière lui donne un accent de vérité que le cinéaste a su traduire, ce qui distingue son film de tant de productions bonnes ou médiocres.
Anne-Marie Baron