"Stadium", de Mohamed El Katib
Il y a des spectacles qu’il faut aborder sans attentes, sans a priori, sans connaissance préétablie de du genre auquel ils appartiennent. Des spectacles à la singularité desquels il faut s’abandonner. Des spectacles que peut-être il faut vivre, tout simplement.
Stadium, d’abord monté au théâtre de la Colline, à Paris, et maintenant en tournée en France, est l’un de ces spectacles inclassables qu’il faut situer dans ce champ de la création contemporaine qui tourne le dos à toutes les normes, à tous les conformismes, élargissant le théâtre à des formes expérimentales de l’expression scénique.
Un parti pris documentaire
Mohamed El Katib expérimente un théâtre brut, renonçant à la mise en intrigue, en action, en personnages porte-parole de l’auteur ou du monde, pour privilégier une présentation de type documentaire de personnes issues de la vraie vie, plantées sur scène pour y dire avec le minimum de théâtralité leur histoire et leur passion.
À dire vrai, Stadium n’est pas tout à fait une création ex nihilo. Son auteur le présente comme une « performance sociale », ce qui inscrit le spectacle dans un genre, la performance, qui suppose une exhibition publique, une réalisation de soi qui ne prend sens que par la présence de spectateurs. Ici, des supporters du club de Lens témoignent publiquement de leur vie sacrifiée au football et, parce qu’ils le font devant un public, ils deviennent acteurs d’eux-mêmes.
Cette performance valide la présentation qu’en donne l’un des ses meilleurs théoriciens, Joseph Danan, qui définit cette forme post dramatique comme la production d’un acte vivant dans un lieu en phase de muséification, acte qui rejette la mimesis du théâtre classique et mêle d’autres arts comme la vidéo, le chant, la danse ou la musique (cf. Entre théâtre et performance, la question du texte, 2013)
Ce parti-pris documentaire exclut toute construction narrative du spectacle, tout personnage au sens aristotélicien, toute approche théâtrale d’un message à faire passer artistiquement, toute fonctionnalisation artificielle, mais, recourant à l’interview, filmée ou réalisée sur scène, à l’alternance d’images et de présences maladroites et ordinaires, le spectacle déroule une succession de portraits, plus extraordinaires les uns que les autres. Ils sont tous différents mais pour tous le club de Lens s’est mêlé à leur vie, à leurs jours, à leur sang ; la famille Dupuis et sa Mémé, Jonathan le chef d’ambiance, Kevin le roi des insultes, le porte-drapeau, la Mascotte, l’arbitre, la pompom-girl, le curé, le chef des ultras… Pourquoi pas finalement les respecter tous, respecter leur capacité à donner du sens à la vie ?
Une performance sociale
C’est bien cet étrange effacement des distances qui s’opèrent au cours du spectacle, distance sociale, entre public parisien et supporters lensois, distance théâtrale entre scène et salle. L’action, s’il y en a une, est l’œuvre du public qui progressivement se rapproche de ces gens timidement groupés sur scène. Peu à peu, après premiers rires et regards curieux, les réactions se font plus proches, plus intimes : il y a de l’émotion, de la compréhension. Le public souhaite un joyeux anniversaire à la Mémé, le public se rend à la baraque à frite à l’entracte, le public emboite le pas à la fanfare à la fin du spectacle, tout le monde se retrouve dans les couloirs, au bar, aux guichets, Parisiens et Lensois chantant ensemble, le crescendo est à son comble : qui peut dire alors la différence entre un public de théâtre et un public de stade ?
Si le message social est finalement assez pauvre et peut-être même convenu, la réussite de Mohamed El Katib est dans la mise en mouvement du public, avec finalement peu de moyens, de l’humour, un air de vérité et un parti pris anti-professionnel.
Il n’est pas si fréquent de voir le public individualiste de théâtre se transformer en une foule unie, portée par une joie commune, et heureuse de faire événement : la performance sociale, si c’en est une, est aussi bien celle accomplie par les Lensois attestant leur amour de leur club que celle du public accomplissant une forme de désacralisation du théâtre.
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Le théâtre de la Colline fait partie de ces lieux où la culture contemporaine s’élabore et s’expérimente. Mohamed El Katib trace son sillon dans le champ de l’écriture du réel comme, dans la littérature romanesque, François Bon l’avait fait il y a déjà quelques années. Son cheminement est intéressant et ne ment pas : parce qu’il est sans prétention, il prend le risque de décevoir mais aussi de réserver de belles surprises.
Il faut donc aller voir ce Stadium – en tournée jusqu’en mai 2018 – pour pouvoir dire comme les supporters lensois du spectacle : qu’importe que l’équipe gagne ou perde, que le match soit beau ou nul, ce que l’on vit pendant quatre-vingt-dix minutes ne se ressent nulle part ailleurs.
Pascal Caglar
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• 10 novembre 2017, L’avant-scène théâtre de Colombes. – 16 & 17 novembre 2017, Théâtre de Beauvais. – 24 & 25 novembre 2017, Festival Mettre en scène, TNB Rennes. – 26 novembre 2017, Scènes du Golfe, Vannes. – 1er février 2018, Espace Malraux, Joué-les-Tours, en co-accueil avec le CDN de Tours. – 2 février 2018, Centre dramatique national de Tours. – 3 février 2018, Scène nationale d’Orléans. – 16 & 17 mars 2018, Scène nationale de Châteauvallon. – 10 au 14 avril, 2018, Le Grand T, à Nantes. – 26 mai 2018, Pôle culturel Alfortville.
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• Sur une autre passion collective, celle du rugby, lire sur ce site : « Passe à Beau ! », d’Yvan Pommaux et Rémi Chaurand. Le rugby comme terrain de jeu littéraire et artistique, par Alexandre Lafon.