« Sécurilif© », de Marguerite Bordat et Pierre Meunier
Pierre Meunier délègue. L’acteur-chercheur de formes n’est, cette fois, pas présent sur le plateau. Cependant, le trio d’actrices (Valérie Schwarcz et Suzanne da Cruz) et d’acteur (Bastien Grison), qui a pour mission d’incarner Sécurilif©, le nouveau spectacle signé du duo complice Bordat-Meunier, pétrit la même pâte (à penser) et les mêmes objets (du quotidien), et les interroge cette fois sous l’angle des risques et des dangers qu’ils représentent pour nous.
Dangers et normes de sécurité
Tout semble donc nous menacer aujourd’hui. Le hasard, l’inconnu, l’irrégulier, l’instable, le précaire… Pour nous en protéger, et nous préserver des craintes que cela suscite en nous, l’univers de Sécurilif© est là, et fait la démonstration de ce que le monde nous invente, de la société de la « rassurance » et des assurances, des normes de sécurité, des mesures de précaution, des interdits qui nous gouvernent. Défilent devant nous une joyeuse suite de tableaux-ballets, rythmés de la valse des experts de la protection et de la montagne de dangers qui nous attendent au coin du bois ou de la rue. L’échafaudage ou une branche menace de chuter, l’« exilé » force nos portes, le feu mijote un mauvais coup… Rien ne doit faire saillie, le désordre est proscrit. Il faut ranger, raser, élaguer, dégager derrière les oreilles pour que tout soit propre et tiré au cordeau.
Le fascisme insidieux de la norme et de la ligne droite a pris le pouvoir ; il ordonne les têtes et façonne les regards. Les professionnels de la règle jubilent ; la peur va bon train, elle se loge partout, en tout et dans tous les esprits. Le climat est anxiogène. Les sirènes, qui hurlent en permanence dans la ville, ne disent pas le contraire. Il faut éviter la catastrophe, agir avant qu’il ne soit trop tard. L’heure est à l’urgence de la prévention et à la « rassurance », propice au commerce, et à la construction des murs et des grilles qui confinent et qui protègent, aux barbelés qui repoussent, aux alarmes qui préviennent. À l’alarmisme qui pousse au repli et au rejet. À la violence. À l’occupation générale de l’espace public par les « forces de sécurité », promptes à faire place nette, à mettre bon ordre. Et à nous rassurer moins qu’elles nous inquiètent…
La réversibilité de la peur
Dans le monde sécuritaire, l’homme doit se sentir protégé des autres et des dangers qu’ils incarnent, mais il ne doit surtout pas oublier qu’il a peur. Les obligations de sécurité sont là pour le lui rappeler.
Visibles ou invisibles, des barrières (de sécurité) s’élèvent autour de lui, se forment en lui, qu’il intègre, qui l’encadrent, le cadrent, le contraignent, l’entravent dans ses mouvements, guident ses gestes, le forcent à se retenir, à contenir ses velléités, ses idées, ses colères. Pris au piège de ses propres angoisses, que la société de la sécurité et l’univers de la surveillance entretiennent pour lui, l’individu obéit collectivement à la pression sécuritaire ; il répond aux normes, codes et limites qu’on lui impose et qui le soumettent, qui le censurent, qui l’incitent à l’autocensure. De peur de dépasser les bornes, d’enfreindre les injonctions de sécurité. De peur de se placer ou de mettre autrui en danger. Au propre comme au figuré, il ne faut pas heurter, (se) blesser.
Alors, pour ne pas risquer de perdre sa sécurité et s’exposer au danger, l’être accepte d’être contrôlé, fiché, palpé, observé, scruté, surveillé. Elia Suleiman ne disait pas autre chose dans son dernier film, It Must be Heaven (2019), le monde et les esprits sont en état de « palestinisation ». Partout la vidéo-suveillance, les contrôles de police, l’obligation de montrer « patte blanche ». Chaque passage de douane à l’aéroport est un check-point. Partout, l’obligation de se soumettre aux règles de sécurité, érigées aujourd’hui en normes obligatoires pour habiter le monde et accepter de vivre sous condition. Mais, sommes-nous réellement les bénéficiaires de l’arsenal sécuritaire qui nous environne ? En connaissons-nous les limites ? Doit-on vraiment être protégé ? Et de quoi ?
La question de la sécurité, nous dit Meunier, nous désigne comme un groupe a priori apeuré, qui doit forcément avoir peur. Or, cette peur est l’endroit (ou l’envers) d’une situation que nous partageons avec ceux qui nous en défendent, et qui s’en préservent par là même. La sécurité à laquelle ils nous forcent est un garde-fou qui protège tout et tous, le dedans comme le dehors de la grille, du mur, des barbelés. Les deux bords du cordon de sécurité…
Farce tragi-burlesque
La sécurité assure le bon maintien de l’ordre ; elle est le nouvel ordre sournois qui tyrannise, qui affole, qui maintient dans la peur. La peur de manquer, la peur du lendemain, la peur de tout et de rien, la peur de la peur qui s’auto-alimente et creuse l’appétit de sécurité, le besoin insatiable de « rassurance ». La boucle est bouclée, le système tourne en circuit fermé. L’être est devenu l’artisan de sa propre prison. Les sirènes d’alerte hurlent pour le protéger, et couvrent le cri d’effroi de ceux qui s’en alarment avec Pierre Meunier et Marie-Josée Mondzain, venue le soir de la première débattre de ce qu’elle appelle avec justesse la phobocratie. Les agents de sécurité pullulent, les « voisins vigilants » des villages (se) surveillent, les puces magnétiques laissent en tout lieu la signature de notre passage.
La protection a un coût. Nous en payons déjà le prix. L’omniprésence sécuritaire angoisse, en raison notamment des dangers qu’elle présuppose. Chaque réglementation, qui prétend les combattre, est un nouvel outil d’oppression. Tout espace de fantaisie est désormais surveillé, tout endroit de hasard est placé sous contrôle. La mise aux normes « de sécurité » impose son diktat et freine les initiatives, empêche la spontanéité, limite la liberté de faire, d’agir et de créer. Gare à la sortie de route…
De cette possibilité d’accidents et d’heureux hasards (ou pas) – l’essence de la vie, en somme –, Meunier a élaboré un spectacle réjouissant, une farce tragi-burlesque qui étonne et détonne, qui grince de ces questions. De belles métaphores visuelles s’amusent de nos angoisses de la sécurité routière, de l’obscurité forcément menaçante, des métiers ou des comportements à risques… La chorégraphie des corps et des objets rit (jaune) de ce(ux) qui nous inquiète(nt), de l’omniprésence sécuritaire qui est l’autre nom de la peur qui nous pousse au besoin urgent de « rassurance ».
Philippe Leclercq
• Du 14 au 26 janvier, à La Maison des Métallos à Paris. Culture Commune – Scène nationale du bassin minier du Pas-de-Calais les 13 et 14 février 2020. En tournée en province (dates à venir).