Sauvages, de Claude Barras :
danger sur la forêt tropicale

Réalisée en stop motion, image par image, cette fable écologique à Bornéo s’intéresse à la destruction de ce poumon vert et au racisme qui frappe les Penan qui y vivent. Ode à la résistance, à hauteur d’enfant.
Par Philippe Leclercq, critique

Réalisée en stop motion, image par image, cette fable écologique à Bornéo s’intéresse à la destruction de ce poumon vert et au racisme qui frappe les Penan qui y vivent. Ode à la résistance, à hauteur d’enfant.

Par Philippe Leclercq, critique

Comment intéresser les plus jeunes aux problèmes environnementaux ? Comment faire naître en eux une conscience écologique ? Comment expliciter les liens entre société de consommation et pillage du vivant, agro-industrie et biodiversité, capitalisme et racisme ? C’est à ces questions complexes que le cinéaste d’animation suisse Claude Barras tente de répondre dans Sauvages, son second long-métrage de fiction, huit ans après Ma vie de courgette (double César, animation et adaptation, en 2016).

L’action du film, entièrement réalisé en stop motion (technique d’animation de marionnettes, image par image), se situe en Asie du Sud-Est, sur l’île de Bornéo, à la lisière de la forêt tropicale. C’est là que vit Kéria, une préadolescente plutôt délurée, qui, un jour, découvre un petit orang-outan perdu dans la plantation de palmiers à huile où travaille son père. Alors qu’elle est occupée à soigner le bébé singe, la jeune fille reçoit la visite de son cousin Selaï, venu se réfugier chez elle pour échapper au conflit qui oppose sa famille à des compagnies forestières. D’abord tendus, leurs rapports se pacifient et les deux enfants entreprennent de rejoindre la lutte contre le danger qui pèse sur la forêt tropicale. C’est l’occasion pour Kéria de se découvrir des racines avec les Penan, un peuple autochtone menacé d’extinction.

Genèse du film

Claude Barras dit porter son projet de film depuis l’adolescence. Depuis qu’il a vu la communauté paysanne de ses grands-parents, des montagnards suisses, basculer, à la génération suivante (celle de ses parents), dans l’agriculture chimique au nom de la rentabilité. L’arrivée de ce type de progrès s’accompagnait, à ses yeux, de la disparition d’une certaine frugalité, d’un modèle d’existence certes pénible, mais portée à l’essentiel et détachée du superflu, proche de la nature à laquelle il était peu demandé. À la même époque, Claude Barras, alors en pleine prise de conscience écologique, s’intéressait également aux engagements de l’activiste écologiste suisse Bruno Manser, très impliqué dans la lutte contre la déforestation et la fabrication industrielle de l’huile de palme à Bornéo avant de disparaître mystérieusement en 2000.

Reconnexion avec le vivant

C’est un peu le même chemin d’éveil à l’écologie que le cinéaste propose dans Sauvages à la suite exemplaire de ses trois héros, Kéria, Selaï et le jeune singe, Oshi. Or, si le récit semble se situer géographiquement loin, il n’en est pas moins très proche des préoccupations écologiques les plus actuelles. Destruction de la forêt primaire, mépris des populations autochtones, extinction des orangs-outans, dégradation de la biodiversité… Bornéo, poumon vert de la planète, cristallise nombre des maux qui l’épuisent. Le proverbe africain à valeur universelle, placé en exergue du film – « La Terre ne nous appartient pas, nous l’empruntons à nos enfants » –, en accompagne la lecture de bout en bout. Et comme Kéria, promise à une formidable découverte du vivant, le spectateur, encore plongé dans la nuit de la salle de cinéma avant l’arrivée des premières images, est invité à écouter les bruits de la forêt, à plonger en eux et à se reconnecter avec la nature, ou l’idée qu’il peut s’en faire.

Inspirer une jeunesse résistante

Sauvages est une fable écologique à hauteur d’enfant. Cédant parfois à un manichéisme simplificateur (par souci de lisibilité en direction des plus jeunes), le cinéaste n’escamote pas pour autant la présence des dangers de la forêt où la mort (de la chaîne alimentaire) rôde en permanence. De même qu’il souligne le racisme décomplexé des compagnies forestières, il met en scène le rejet dont est victime Selaï dans la cour de l’école de Kéria. Le jeune Penan, loin de chez lui et de ses repères, est moqué et traité de « sauvage » par les copines de Kéria, auxquelles cette dernière se rallie dans un premier temps.

Le récit, divisé en deux grandes parties, avec traversée de la forêt comme trait d’union entre elles, est l’occasion pour Kéria, jeune citadine, d’un voyage initiatique sous forme d’un double retour aux sources : à la terre(-mère) et à sa propre mère, décédée et originaire du peuple indigène (Penan). Cette épiphanie s’accompagne d’un apprentissage de l’engagement politico-écologique en faveur de la tribu spoliée de ses terres et de ses traditions, et contre la déforestation qui donne lieu à quelques scènes d’affrontements entre les puissantes compagnies forestières et le petit groupe de résistants autochtones. David contre Goliath, en somme. Encore. Or, Claude Barras, qui ne fait nullement mystère de ses intentions pédagogiques, montre que la lutte n’est jamais vaine, qu’il faut toujours résister et aller au bout de ses convictions, que la rapacité des puissants ou les erreurs des aînés peuvent toujours être corrigées. L’ampleur pacifique du soulèvement (relayé par les réseaux sociaux) face à la force brutale des forestiers (les vrais « sauvages » du titre) doit inspirer la jeunesse et lui donner confiance et espoir face aux inéluctables combats et défis qui l’attendent.

Admirable nature

Ode à la tolérance et leçon de résistance écologique, Sauvages doit également sa réussite au choix plastique de l’animation en volume, déjà éprouvé dans Ma vie de courgette. Sa densité, son expressivité, sa matière même (bois, résine, silicone, mousse de latex) et ses décors font écho au sujet de fond défendu par le récit. L’espace de vie traditionnelle des Penan, dont se sont nourries l’écriture et la fabrication artisanale du film, y est ici rendu avec une rare intensité. Autant que la qualité de la lumière, des couleurs et des sons, le soin apporté à la beauté luxuriante de la forêt, où chaque tronc, plante ou feuille a été façonné à la main, est une invitation au voyage autant qu’au respect d’une nature dont la seule beauté vaut bien qu’on la rende propre et intacte aux générations à venir.

P. L.

Film (France, Belgique, Suisse) de Claude Barras (1h29) avec les voix de Benoît Poelvoorde, Laëtitia Dosch, Gaël Faye, Komeok Joe, Nelly Tungang et Sailyvia Paysan. En salles le 16 octobre.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq