« Samarcande », d’Amin Maalouf : « Quel règne est pire que celui de la vertu militante ? »
L’œuvre d’Amin Maalouf a élargi son lectorat quand Le Rocher de Tanios (Grasset) a obtenu le prix Goncourt en 1993. Dès lors, l’écrivain d’origine libanaise est devenu le compagnon de route de nombreux lecteurs, depuis Les Échelles du Levant (Grasset, 1996) jusqu’aux Désorientés (Grasset, 2012) en passant par son essai, Les Identités meurtrières (Grasset, 1998). Samarcande (Lattès, 1988), un roman bien plus ancien, présente pourtant une actualité saisissante, à même de promouvoir, pour reprendre le propos de Paul Ricœur, « une laïcité dynamique, active, polémique, dont l’esprit est lié à celui de discussion publique » (La Critique et la Conviction, Calmann-Lévy, 1995).
Un poète de lumières et de sciences
Dès l’incipit, le récit souligne les conséquences tragiques de l’intolérance fondatrice du fanatisme religieux. En témoigne l’invective radicale du prosélyte « balafré » :
« Nous ne voulons plus aucun filassouf [philosophe] à Samarcande !»
Le récit s’articule, à son premier niveau narratif, autour d’une légende confrontant trois personnages historiques, le grand vizir de Perse, Nizam-al-Mulk, Hassan Sabbah, étudiant à la connaissance infinie qui deviendra paradoxalement le chef sectaire des « assassins » et, surtout, Omar Khayyâm, à la fois éminent mathématicien, réformateur du calendrier persan en 1074, mais aussi philosophe et poète. Omar Khayyâm est l’auteur des Rubaïyat, formes fixes que l’on a coutume de traduire en français par le mot « quatrains ». Le premier Rubaïyat, à haute valeur symbolique, est divulgué par le poète lui-même dès les toutes premières pages du roman d’Amin Maalouf :
« Rien, ils ne savent rien, ne veulent rien savoir.
Vois-tu ces ignorants, ils dominent le monde.
Si tu n’es pas des leurs, ils t’appellent incroyant.
Néglige-les, Khayyam, suis ton propre chemin. »
Les strates de l’Histoire
Il transporte son lecteur dans un cadre spatio-temporel lointain qui fait rêver les amateurs de récits d’aventures :
« C’est d’un tel incident que va naître le manuscrit des Rubaïyat, en l’été 1072. Omar Khayyâm a vingt-quatre ans, il est depuis peu à Samarcande. »
Toutefois, le paradoxe et le grand intérêt du roman restent que le narrateur fictif, nommé Benjamin Omar Lesage, qui prend en charge l’histoire du « manuscrit de Samarcande », n’est pas un conteur professionnel, mais un Américain du début du XXe siècle dont la vie a été bouleversée par la révélation de l’existence de ce texte. Aussi le récit que nous propose Amin Maalouf emprunte-t-il des voies dédoublées qui conduiront le lecteur de la nuit du 14 au 15 avril 1912 où eut lieu le naufrage du Titanic à l’aube du deuxième millénaire d’Omar Khayyâm, pour revenir à l’époque contemporaine de Benjamin Omar Lesage, avant de se clore sur le lendemain du naufrage du navire.
Samarcande sur la route de Zadig
Par le vecteur de ce manuscrit transhistorique, le narrateur mène le lecteur non loin des confins mésopotamiens où l’écriture est née vers 3500 avant Jésus-Christ pour être malmenée à peine quelques millénaires plus tard en ces mêmes lieux. Il l’entraîne sur la route de la Soie, de Samarcande à Ispahan en passant par Alamut, route qu’ont empruntée par les voies de la fiction aussi bien Les Mille et Une Nuits que Zadig ou la Destinée. La vie d’Omar Khayyâm se déroule ainsi en des contrées, en des époques où le croisement des cultures provoque de fortes tensions. De fait, cet Orient-là devient le creuset conflictuel des courants de pensée et des oppositions entre le fondamentalisme religieux et l’ouverture culturelle et scientifique.
Par là même, Amin Maalouf avait toutes les raisons de s’y plonger pour faire revivre un passé si éloigné du nôtre qu’il en est paradoxalement le meilleur révélateur. Ce que dénonçaient les philosophes des Lumières (Diderot dans l’article « Sarrasins », caviardé lors de la publication de l’Encyclopédie, ou Voltaire avec son pamphlet, De l’horrible danger de la lecture), fustigeant un fondamentalisme islamique qui cultive l’ignorance de ses fidèles, est en germe dès l’époque que décrit Samarcande :
« Quel règne est pire que celui de la vertu militante ? Le Prédicateur suprême voulut réglementer pour ses adeptes chaque instant de leur vie. Il bannit tous les instruments de musique ; s’il découvrait la plus petite flûte, il la brisait en public, la jetait aux flammes, la jetait aux flammes ; le fautif était mis aux fers, abondamment bastonné, avant d’être expulsé de la communauté. »
L’œuvre d’un éclaireur
Le projet littéraire d’Amin Maalouf paraît guidé par une éthique de la préservation. Quel que soit le sujet de ses romans, on y trouve cette dimension fondatrice : l’attestation de moments historiques. Et la limpidité de son écriture prolonge son désir de transmission. L’auteur semble se méfier autant d’une complexité stylistique artificielle que de l’invective pamphlétaire.
La fonction qu’il semble attribuer au récit s’apparente à une remise en mouvement du temps de ses ancêtres, qu’ils soient proches ou lointains. Comme il l’exprime dès les premières lignes d’Origines (Grasset, 2004), il n’aime pas le mot « racine », qu’il juge trop figé.
« Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l’arbre captif dès la naissance, et le nourrissent aux prix d’un chantage : “Tu te libères, tu meurs !” Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de leurs racines ; les hommes pas. […] Pour nous, seules importent les routes. »
Son imaginaire n’est riche en images que s’il parvient à les animer ou, mieux, à les « réanimer ». Qu’y aurait-il de pire que l’éloge funèbre de Samarcande prononcé par un archéologue russe rencontré par Benjamin Omar Lesage ?
« À Samarcande, le temps se déroule de cataclysme en cataclysme, de table rase en table rase. Quand les Mongols ont détruit la ville au XIIIe siècle, les quartiers habités sont devenus amas de ruines et de cadavres. Ils ont dû être abandonnés ; les survivants sont allés reconstruire leurs demeures sur un autre site, plus au sud. Au point que toute la vieille ville, la Samarcande des Seldjoukides, peu à peu recouverte par des couches superposées de sable, n’est plus qu’un vaste champ surélevé. Sous terre vivent trésors et secrets ; en surface, des pâturages. Un jour, il faudra tout ouvrir, déterrer les maisons et les rues. Ainsi libérée, Samarcande saura nous conter son histoire. »
Ce roman propose une ligne de fuite à la convergence de l’Histoire et d’une actualité à laquelle il ne s’agit pas d’échapper, mais qu’il convient d’éclairer à la lumière d’une intention archéologique revivifiée, bien loin des démolisseurs de Palmyre et des fanatismes.
Antony Soron
• Amin Maalouf, « Samarcande », Jean-Claude Lattès, 1988 ; Le Livre de poche, 1989.