Rwanda, 1994 : mémoire du massacre
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire (académie de Toulouse)
30 ans après le génocide des Tutsis par les Hutus, l’histoire des événements reste mal connue et peu enseignée. Elle recoupe pourtant plusieurs objets d’études, notamment ceux sur les décolonisations, se présenter, comprendre le monde ou la question du héros.
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire (académie de Toulouse)
Ce 7 avril marque l’entrée dans la trentième année après le génocide des Tutsis au Rwanda. De nombreuses commémorations, portées en particulier par Ibuka, association de rescapés du génocide, se dérouleront partout en France notamment dans les villes marquées par la diaspora rwandaise : Paris, Bordeaux et Toulouse. Loin de ne revêtir qu’un travail de mémoire, qui reste nécessaire, ces commémorations sont aussi un moment d’histoire.
En effet, trente ans après, le génocide reste trop mal connu en France, trop peu enseigné et encore victime d’un négationnisme féroce, porté par une histoire trouble de notre pays avec ce génocide. L’historien Vincent Duclert et une équipe de chercheurs confirmés ont montré en 2021 la responsabilité de la France dans l’événement. Avec les Rwandais, de France ou au Rwanda, il s’agit de soutenir l’enseignement du génocide et de poursuivre son apprentissage auprès des jeunes générations. Le monde actuel, parcouru de spasmes guerriers, travaillé encore par le spectre de nouveaux génocides, doit se nourrir d’une histoire claire et enseignée du génocide rwandais de 1994.
Le génocide de 1994
En avril et juillet 1994 se déroule au Rwanda, pays d’Afrique alors peuplé d’un peu plus de 6 millions d’habitants, le dernier grand génocide du XXe siècle. Depuis son indépendance (1962), le pays est marqué par les massacres perpétrés par les Hutus contre les Tutsis (groupes sociaux et culturels construits en grande partie et manipulés par l’ancien colonisateur belge).
Une partie de ces derniers, réfugiés dans les pays limitrophes, tentent de prendre le pouvoir par une intervention armée à partir de 1990. Face à cette menace, à la crise économique et avec le soutien de la France, les Hutus les plus déterminés se lancent dans un projet génocidaire contre les Tutsis, qui sera activé au moment de la mort du président rwandais Juvénal Habyarimana dans un prétendu accident d’avion le 6 avril 1994.
Une grande partie de la population hutue, secondée par les autorités (préfets, gendarmes, armées) massacre systématiquement les Tutsis dans la rue (aux « barrières »), dans des stades ou des églises. En quelques semaines, le génocide fait 800 000 morts. Il ne sera arrêté que par l’intervention de l’armée extérieure tutsie du président actuel Paul Kagamé, en juillet.
Intervention tardive de la France
La France, souhaitant maintenir ses positions, dépêche tardivement un contingent militaire pour une intervention humanitaire, aidant une grande partie des bourreaux hutus francophones à fuir le pays plutôt qu’à sécuriser les Tutsis survivants (quelque 300 000 personnes). Des rescapés fuient le pays. Un vaste travail de justice se met en place au Rwanda autour de tribunaux populaires et locaux (gacacas) : entre 2005 et 2012, plus de 12 000 gacacas ont jugé près de deux millions de personnes, pour un taux de condamnation de 65 %, avec des peines d’emprisonnement généralement.
D’autres juridictions sont intervenues comme le tribunal pénal international à Arusha-Tanzanie, en France ou au Rwanda. Des génocidaires sont encore jugés et condamnés, d’autres, réfugiés en Europe ou ailleurs, recherchés et traqués.
De nombreux survivants, au Rwanda ou accueillis en Europe, ont rapidement pris la plume afin de raconter leur expérience des massacres, des violences, du deuil et de la survivance. Des journalistes, comme Jean Hatzfeld, ont également entrepris de tenter de cerner, à travers les bourreaux et les victimes, ce « génocide au village » étudié notamment par l’historienne Hélène Dumas. Une littérature du témoignage s’est rapidement développée – témoignages directs ou plus littéraires autour de Scholastique Mukasonga – portée par des commémorations centrées autour de la figure des rescapés, au Rwanda comme en France, par exemple.
Les sources littéraires
Portée aussi par des écrivains africains comme Boubacar Boris Diop, soucieux de tenter de comprendre les mécanismes génocidaires dans ce petit pays d’Afrique centrale. Dans Murambi, le livre des ossements (Zulma, 2011), Boubacar Boris Diop s’attache aussi à comprendre combien nos regards se sont détournés de ce génocide, parfois caricaturé (des affrontements classiques comme en connaît l’Afrique…), lorsqu’il n’était pas nié ou instrumentalisé (mythe du double génocide des Hutus et des Tutsis) comme cela a pu être le cas en France.
Des productions artistiques et culturelles abondantes permettent de saisir la puissance dramatique du génocide des Tutsis du Rwanda : les volumes en bande dessinée comme La Fantaisie des Dieux. Rwanda 1994 (Patrick de Saint-Exupéry et Hippolyte, Les Arènes, 2014) ou Rwanda, à la recherche des génocidaires (Thomas Zribi, Damien Roudeau, Les Escales, Steinkis, 2023) portant sur l’histoire du couple Gauthier, mû par la traque judiciaire des bourreaux au Rwanda comme en France. Les derniers ouvrages de l’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi-Mairesse offrent une entrée utile avec des élèves sur le génocide, son histoire, la place des témoins et de la mémoire : Tous tes enfants dispersés (Autrement, 2019) et Le Convoi (Flammarion, 2024). Dans ce dernier ouvrage, l’autrice, rescapée du génocide (elle avait 15 ans en 1994), doit sa survie à un convoi humanitaire suisse. Documentaires et films de fiction comme Petit Pays (2019), adapté du livre éponyme de Gaël Faye, Goncourt des lycéens en 2016, apparaissent aussi comme de riches points d’entrée dans l’étude du génocide avec des élèves de collège ou de lycée.
Historiens, sociologues ou psychologues se sont mobilisés également pour apporter des réponses à l’indicible des massacres. Les travaux portent depuis plusieurs années sur la compréhension du contexte socio-national du génocide, sur sa mise en mémoire ou sur le rôle problématique de la France des années 1980 jusqu’au génocide. Les travaux d’Hélène Dumas (Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil, 2014) ou de Florent Piton (Le génocide des Tutsi au Rwanda, La Découverte, 2018) font désormais autorité. Le récit de Stéphane Audoin-Rouzeau, au départ historien du premier conflit mondial, intitulé Une initiation (Seuil, 2017), montre combien notre société n’a pas su vouloir comprendre ce qui s’est passé au Rwanda entre avril et juillet 1994.
Étudier le génocide au collège et au lycée
Abordé en particulier en classe de terminale, dans le cadre de l’enseignement de spécialité « Histoire-géographie, géopolitique, sciences politiques », le génocide de 1994 peut être enseigné dès le collège et au lycée dans différentes disciplines. Le programme d’histoire sur les décolonisations, par exemple, offre un cadre d’études adapté. En lettres, les témoins rescapés peuvent être convoqués autour des thèmes « Se présenter », « Se construire » ou « Penser le monde » (programme de 3e), ou celui du « Héros » (par exemple en première bac pro). Le site Eduscol associé au génocide offre un cadre important de ressources : https://eduscol.education.fr/1377/ressources-sur-le-genocide-au-rwanda
À l’issue d’une importante étude sur l’implication des rescapés-témoins du génocide dans les classes (rapport intitulé « Les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi en milieu scolaire : Mémoires, Histoire et Transmission », Alexandre Lafon/Chloé Créoff, Ligue de l’enseignement/Ibuka France, 2022), une plateforme pédagogique a été mise en ligne et s’enrichit chaque année des travaux produits par les classes (https://www.enseigner-temoigner.org/).
La plateforme regroupe en particulier des mises au point historiques et mémorielles, ainsi que des ressources sur l’accueil des rescapés en milieu scolaire et des productions d’élèves.
Plusieurs événements en avril 2024 peuvent être l’occasion de formations scientifiques et pédagogiques :
- Un cycle d’études et de projections proposé par le Mémorial de la Shoah : https://billetterie.memorialdelashoah.org/fr/evenements/30e-commemoration-du-genocide-des-tutsi-au-rwanda
- Sur la littérature, le mémorial de Drancy propose, le dimanche 21 avril 2024, une demi-journée d’études intitulée « Le génocide des Tutsi au Rwanda : 30 ans après, où en sommes-nous ? : littérature », en présence de Scholastique Mukasonga.
- https://billetterie.memorialdelashoah.org/fr/evenement/le-genocide-des-tutsi-au-rwanda-30-ans-apres-ou-en-sommes-nous-litterature
- Plusieurs journées nationales de formation rassemblant les principaux spécialistes de l’événement, mises en œuvre par différentes branches régionales de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APGH). Une première manifestation s’est déroulée à Sciences Po Lille le 23 mars (https://www.geographie-histoire.info/aphg-conferences).
Quelques pistes de lecture et d’études
La vitalité de l’édition contemporaine sur le génocide dénote une volonté de mieux saisir l’événement. La remise du rapport de l’universitaire Vincent Duclerc au président de la République 2021 sur l’implication de la France au Rwanda, a permis d’ouvrir large les problématiques associant la France au génocide, en même temps que de resserrer les liens entre la France et le Rwanda :
Deux livres d’historiens :
- Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi, Paris, Tallandier, 2024.
- Laurent Larcher, Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? La France face au génocide, Seuil, 2024.
Articles publiés sur L’École des lettres :
- Alexandre Lafon, « Rwanda, quoi de neuf dans l’enseignement ? https://www.ecoledeslettres.fr/genocide-des-tutsi-au-rwanda-quoi-de-neuf-dans-lenseignement/
- Alexandre Lafon, « Des pistes littéraires pour l’enseignement du génocide des Tutsi au Rwanda. Autour de l’ouvrage de Catherine Coquio, « Rwanda. Le réel et les récits » https://www.ecoledeslettres.fr/enseignement-du-genocide-des-tutsi-au-rwanda/
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