Retour sur La Planète des singes

La sortie d’une nouvelle suite de La Planète des singes invite à relire Pierre Boulle et à revisiter les différentes adaptations pour le cinéma et la télévision qui, depuis près de cinquante ans, nourrissent cette satire de notre monde et des comportements humains.
Par Éric Hoppenot, docteur en littérature française, formateur agrégé de lettres à l’Inspé Paris Sorbonne-Université, Collège international de philosophie

La sortie d’une nouvelle suite de La Planète des singes invite à relire Pierre Boulle et à revisiter les différentes adaptations pour le cinéma et la télévision qui, depuis près de cinquante ans, nourrissent cette satire de notre monde et des comportements humains.

Par Éric Hoppenot, docteur en littérature française, formateur agrégé de lettres à l’Inspé Paris Sorbonne-Université, Collège international de philosophie

Le Nouveau Royaume, dernier opus de la saga La Planète des singes, vient de sortir sur nos écrans, mais le nom de Pierre Boulle n’apparaît même plus au générique. Hormis la présence du peuple des singes, des humains et d’un affrontement entre deux espèces de singes, ce dernier opus, mis en scène par Wes Ball (réalisateur de la trilogie Labyrinthe), n’a plus grand-chose à voir avec le roman source.

Le film se situe trois cents ans après la première aventure, et César, le fondateur du peuple des singes, n’est plus qu’une figure ancestrale dont la sagesse a été oubliée. Proximus Caesar, le roi des gorilles, veut instaurer une nouvelle dynastie bien éloignée des principes édictés par le fondateur. Le héros, Noa, part en quête de la cité de Proximus dont la bande a tué son père et enlevé ses congénères. Au cours de son voyage, il rencontre le sage Raka, gardien des enseignements de César, et une jeune femme, Mae. Tous les trois vont unir leur force pour sauver les singes et les humains prisonniers.

Le Nouveau Royaume n’est sans doute pas l’œuvre la plus intéressante de toute la série, le scénario est classique, linéaire et n’offre aucun rebondissement, hormis la fin qui suggère une certaine ambiguïté. Les personnages n’évoluent guère, sont souvent dans le pathos et n’offrent aucune zone d’ombre. Heureusement, l’esthétique du film sauve les faiblesses du scénario, les décors sont magnifiques.

On assiste en effet à un véritable réensauvagement de la planète où les forêts poussent sur les carcasses métalliques et les édifices abandonnés par les humains : ces vastes espaces qui disent le pouvoir de la nature sont réellement surprenants et particulièrement bien réussis. On peut être tout aussi admiratif pour la représentation des singes, les effets numériques sont saisissants et d’une précision impressionnante, et tous ces singes anthropomorphisés ne sont jamais ridicules. La fin ouverte démontre, s’il en était encore besoin, que la saga n’est pas près de s’interrompre.

L’accueil de la presse n’est guère enthousiaste, Le Monde souligne en effet que « L’ensemble ne semble, finalement, que s’adresser aux affects préadolescents les plus primaires. » (François Roger, 08/05/2024). Quant au titre de Libération, « Macaque à la tronçonneuse » (Lelo Jimmy Batista, 07/05/2024), il n’annonce pas une meilleure critique. En revanche, l’article du Nouvel Observateur est plus favorable : « La mise en scène, toujours très spectaculaire, nous entraîne dans la découverte d’univers grandioses bâtis sur des ruines et d’impressionnantes scènes d’attaque et de destruction. […] la qualité première du projet est là. » (Isabel Danel, 08/05/2024).

Pierre Boulle et La Planète des singes

Retour aux sources. Déjà auteur à succès de science-fiction, Pierre Boulle publie La Planète des singes[1] en 1963 chez Julliard, le succès est immédiat. Son œuvre devait s’intituler La Planète mystérieuse[2], il puise son inspiration chez Jules Verne, Barjavel ou dans La Machine à explorer le temps d’H-G. Wells[3]. L’idée du roman lui vient de visites de zoos dans lesquels il reconnaît une similitude entre les attitudes et les comportements des singes et des humains. Mais Pierre Boulle évoque une anecdote plus étrange : « […] il s’agit d’une visite à la Bourse. C’est quelque chose qui m’avait frappé. Je crois vraiment, en toute sincérité, que l’être de bon sens qui n’est pas prévenu, et qui se trouve transporté à la Bourse de Paris, par exemple, ne peut pas imaginer une seconde que les êtres qu’il a sous les yeux sont des Homo sapiens. Il ne peut pas imaginer qu’ils agissent par raison. Ce n’est pas possible ![4] »

Pierre Boulle n’accorde pas une grande importance à son récit, mais le roman est rapidement traduit dans plusieurs langues et sera adapté plus d’une dizaine de fois au cinéma, sans oublier les adaptations télévisuelles. L’univers de La Planète des singes est devenu une franchise avec une multitude de produits dérivés : figurines, jeux, kits de construction, livres à colorier, cartes à collectionner, répliques d’armes, costumes et, bien sûr, jeux vidéo.

L’immense succès du roman a eu comme conséquence d’occulter le reste de l’œuvre du romancier, hormis peut-être Le Pont de la rivière Kwaï, autre succès cinématographique.

Une satire de la société d’après-guerre

Le roman, constitué de récits emboîtés, est écrit majoritairement à la première personne. L’histoire se passe en 2500. Accompagné par deux spationautes, le narrateur Ulysse Mérou, journaliste, découvre une planète sur laquelle les singes intelligents dominent les humains qui vivent à l’état sauvage. Fait prisonnier par les singes, mais reconnu comme doué d’intelligence, le journaliste va aider les primates à reconstruire l’histoire de leur civilisation.

Pierre Boulle ne considérait pas ce roman comme relevant de la science-fiction. Il y voyait davantage une fable politique, voire « une satire[5] » relatant la régression de l’humanité. Pour lui, ses singes sont profondément humains. Ils seraient comme des hommes dégradés, correspondant à l’idée qu’il se fait de ce que devient l’homme lorsqu’il se prive de sa raison et adopte « un comportement animal ». Les différentes espèces de singes représentent nos classes ou fonctions sociales : les gorilles incarnent les militaires, les orangs-outans les politiques. Quant aux chimpanzés, ils représentent la classe moyenne. En somme, La Planète des singes est une métaphore de la civilisation d’après-guerre, et Pierre Boulle, tel un moraliste du XVIIe, tend un miroir aux lecteurs et expose nos travers.

Une analyse critique du discours scientifique

Comme l’a démontré Philippe Clermont[6], la science-fiction et particulièrement La Planète des singes s’inspirent des théories darwinistes de l’évolution (mot que Darwin n’emploie jamais), mais sur un mode parodique. Le raisonnement scientifique est particulièrement fragilisé lorsque le singe Zaïus démontre à l’aide d’arguments ridicules les raisons pour lesquelles le singe est devenu plus intelligent que l’homme.

Dans le roman, c’est pourtant ce raisonnement absurde, mais comique, qui s’impose comme vérité « scientifique ». Les singes ont imité l’homme, mais leur intelligence n’est pas plus développée, car leur société et leur évolution se calquent sur l’imitation des humains qu’ils ne parviennent pas à dépasser. Leur civilisation n’est finalement pas plus pérenne que celle des humains, car nos vulnérabilités sont communes. Selon Pierre Boulle, les deux espèces connaîtront un destin identique, celui d’une irrémédiable disparition.

Première adaptation : un réquisitoire contre le racisme

En 1968, un premier volet de La Planète des singes sort au cinéma réalisé par Franklin J. Schaffner. C’est à la fois un film de science-fiction comme il s’en produit beaucoup à l’époque[7], et une dystopie qui observe avec une profonde acuité les travers de notre civilisation, notamment sa violence. Ce qui est d’abord conçu et produit comme un simple objet de divertissement par la Fox devient, au fil des interprétations et des ans, un véritable manifeste politique et social.

À sa sortie, le film rencontre un énorme succès auprès du public et de la critique qui y décèlent une nouvelle manière de réaliser de la science-fiction. Pour la plupart des critiques, ce film est un événement aussi important que 2001, l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick, qui sort en salle le même jour. Ces deux œuvres diamétralement opposées vont toutes deux devenir cultes. Elles dépassent le cadre narratif et le plaisir de l’aventure pour exposer un sous-texte philosophique, métaphysique pour 2001, l’Odyssée de l’espace, politique pour La Planète des singes.

Le scénario du film de Franklin J. Schaffner a été écrit par Rod Sterling, le scénariste de La Quatrième Dimension (1959-1964). Celui-ci a modifié certains aspects du roman de Pierre Boulle, notamment le début et la fin. Le récit se présente comme postapocalyptique, l’arrivée au pouvoir des singes est liée à une catastrophe atomique (le film sort en pleine guerre froide), la fin est également un coup de théâtre : la découverte finale de l’astronaute survivant, joué par Charlton Heston, se fixe dans les mémoires et devient un morceau d’anthologie.

La première adaptation américaine et ses deux scénaristes vont accentuer la tonalité philosophique et politique du récit. La Planète des singes est à la fois un réquisitoire contre les procès maccarthystes et une dénonciation des préjugés racistes de l’Amérique. Les procès y sont des parodies de justice où la culpabilité est un prérequis. De même que la chasse à l’homme rappelle les charges de police contre les étudiants américains ou contre les manifestants afro-américains. La société, à tout le moins le pouvoir politique des singes, est une métaphore d’une politique raciste qui n’en finit pas, un siècle après, de solder les comptes des plaies de la guerre de Sécession. Les humains de La Planète des singes rappellent les Noirs tyrannisés de l’Amérique des années 1970. Charlton Heston, qui a incarné Ben-Hur, et qui est l’un des acteurs majeurs des Dix Commandements, est alors connu pour ses positions démocrates et sa défense des droits civiques. Il va servir de garant pour obtenir le financement dont le studio a besoin.

Mais c’est le travail exceptionnel de maquillage sur ce film qui génère la plus grande admiration. Immense succès, il se décline à partir des années 1970 en plusieurs opus : Le Secret de la planète des singes, Les Évadés de la planète des singes, La Conquête de la planète des singes, La Bataille de la planète des singes. Si les acteurs changent, si les pouvoirs se renversent (les singes sont devenus les esclaves dans le dernier épisode), le discours antiraciste et la lutte contre les préjugés sont toujours au centre du récit. Ont suivi ensuite deux séries télévisées : La Planète des singes, 14 épisodes de 47 minutes, créés par Anthony Wilson (1974, CBS) ; Return to the Planet of the Apes : 13 épisodes de 24 minutes, créés par David H. DePatie et Friz Freleng (1975 sur NBC).

Le remake de Tim Burton

La seconde adaptation de La Planète des singes est signée Tim Burton. Le réalisateur d’Edward aux mains d’argent a été désigné par Richard D. Zanuck, le producteur des premiers opus, pour assurer le relais de la tétralogie des années 1970. Son œuvre, qui sort sur les écrans en 2001, s’avère très spectaculaire, très gothique, dans le style hyperbolique qui le caractérise parfois. Tim Burton défend être revenu au récit initial de Pierre Boulle. Mais les spectateurs ne se reconnaissent pas dans cette création, et les critiques sont sceptiques. Le film, titré simplement La Planète des singes, rapporte quand même plus de trois cent cinquante millions de dollars à la Fox. Malgré les propositions pour réaliser une nouvelle suite, Tim Burton refusera de tourner un autre opus. Si sa version échappe pour une grande part aux enjeux de la tétralogie, il n’en demeure pas moins qu’elle est la plus marquante d’un point de vue esthétique. Politiquement, elle dénonce une Amérique largement xénophobe, terrifiée par la présence de l’étranger.

Cultiver la franchise

Une nouvelle série de films voit ensuite le jour en 2011 avec Les Origines (2011), L’Affrontement (2014), Suprématie (2017) et enfin Le Nouveau Royaume qui vient de sortir en France, réalisé par Wes Ball et avec une histoire qui se situe 300 ans après Suprématie. Dans cette nouvelle série, le point de vue est relativement différent de l’adaptation de 1968. Certes, la visée critique y est toujours vive, mais le propos s’est déplacé. Le maccarthysme est loin dans Origines (réalisée par Rupert Wyatt) qui dénonce la course effrénée à une recherche scientifique aussi préoccupée par les progrès médicaux que par le fait d’engranger d’énormes bénéfices, au mépris de l’éthique et la déontologie. La prise de pouvoir des singes est la conséquence de savants inconséquents et d’une firme pharmaceutique qui jouent à l’apprenti sorcier avec les gênes et provoquent des transformations irréversibles sur les animaux.

Les singes se révoltent grâce à leur intelligence et à leur découverte du langage, ils deviennent les ennemis des hommes et installent une nouvelle civilisation. Le moment le plus important du film est probablement celui où le premier mot est articulé par César, le singe savant, et ce mot c’est « NO ! », c’est-à-dire la manifestation du refus, la décision du rejet radicale de toute domination par les hommes. « No » est un hurlement, un cri libérateur. Ainsi, c’est par le langage que le peuple des singes s’émancipe, autrement dit l’énonciation du refus comme premier acte révolutionnaire.

E. H.

Pour aller plus loin


Notes

[1] La Planète des singes constitue pratiquement l’un des seuls romans de science-fiction qui fait l’objet d’une véritable scolarisation, il est considéré, notamment au collège, comme un classique du genre, fréquemment étudié dans les classes.
[2] Voir l’article de Simon Bréan, « De “la planète mystérieuse” à La Planète des singes : une étude des manuscrits de Pierre Boulle », ReS Futurae (en ligne), n6, 2014. Cette analyse permet de comprendre de quelle manière Pierre Boulle a écrit La Planète des singes.
[3] Voir l’article de Roger Bozzetto, « Les univers imaginaires de Pierre Boulle », ReS Futurae (en ligne) n6, 2014, http://journals.openedition.org/resf/767.
[4] « Entretien de Pierre Desgraupes avec Pierre Boulle », Lecture pour tous, 06/02/1963 : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/1963-le-livre-la-planete-des-singes-inspire-par-des-traders
[5] Ibid.
[6] Philippe Clermont, Darwinisme et littérature de science-fiction, Paris, L’Harmattan, 2001.
[7] Notamment la série Twilight Zone, La Quatrième Dimension qui connaît un immense succès au début des années 1960.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Eric Hoppenot
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