« Renommer », de Sophie Chérer, illustré par Philippe Dumas : une invitation à changer la vie
Les mots ont du sens, les mots ont du poids, les mots ont de la saveur et assument une responsabilité : dire le monde et assurer du lien social. Encore faut-il les comprendre, les utiliser avec pertinence, les manier avec rigueur et amour. « C’est du travail de parler juste et d’entendre les mots », glisse discrètement Sophie Chérer, s’excusant presque de rappeler cette vérité essentielle.
Son livre répond à cette exigence : revisiter le langage, remonter à la source du lexique et, en somme, «donner un sens plus pur aux mots de la tribu», ainsi que l’écrivait Mallarmé pour définir l’entreprise poétique. Ou encore « renommer » l’univers, en référence, peut-être, à un autre poète, Guillaume Apollinaire, qui assurait : « Les mots rêvent d’être nommés. » Avec ce livre séduisant et profond, le rêve devient un peu réalité…
Un magasin de curiosités étymologiques pour bien vivre et bien penser
Le point de départ du livre – mais l’origine d’une création n’est jamais vraiment unique ni clairement repérable – pourrait être une situation scolaire. Sophie Chérer, un jour, dans un collège d’Alsace, vient parler de ses livres et, de fil en aiguille, évoque son rapport au langage, aux langues anciennes, à l’étymologie. Elle répond aux élèves, donne des exemples amusants de mots du quotidien issus du grec, puis, de là, en arrive à aborder, devant des enfants venus de pays divers, les grandes questions de société : l’école, la république, la religion, l’environnement… Les regards s’illuminent, les doigts se lèvent, on s’agite sur sa chaise : « Madame, dites-nous, racontez-nous !... »
La réponse de Sophie Chérer est contenue dans ces 276 pages alertes, riches, documentées, drôles et… engagées, se proposant de « renommer ». Car, comme le dit Camus, cité en épigraphe d’un chapitre : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Sophie Chérer, à sa manière, a décidé de militer pour le bonheur de ce monde car elle croit – et tout laisse à penser qu’elle a raison – qu’une bonne maîtrise du langage préserve à la fois des malentendus et de l’embrigadement intellectuel.
Elle va donc nous offrir un ouvrage qui tient à la fois du « jardin des racines », du « magasin de curiosités » (étymologiques), de l’essai socio-philosophique, du manuel de bien vivre et bien-penser. Rien de moins. Un parcours philologique qui, chemin faisant, se transforme en invitation à changer la vie.
Traquer les détournements de sens
La composition très soignée de l’ouvrage trahit ses ambitieuses intentions : Sophie Chérer, renonçant à la commodité de la présentation alphabétique (alors que les dictionnaires sont à la mode), opte pour une progression calculée. L’ouverture se fait sur « Sens premier » et « Vérité », la clôture sur « Injures » et « Pseudo ». De la cohabitation harmonieuse au conflit, de l’authenticité au trucage.
Entre, sept chapitres contenant chacun sept entrées, ce qui ne saurait être le fruit du hasard : l’auteur est trop savante pour ignorer que le chiffre 7 est celui de la perfection,
de la complétude. Nous visitons ainsi les territoires de la nature, des noms propres, des sentiments, de l’économie, du langage, de la société et de la technique, et rencontrons,
au gré de choix étudiés, des entrées aussi diverses que « Bio », « Espiègle », « Religion », «Performance », « Abracadabra », « Médias », « Virtuel »…
Pour chaque mot, Sophie Chérer, dans un souci scientifique, remonte à la source (grecque, latine, mais aussi indo-européenne, arabe, sanscrite…), puis propose un développement de nature érudite (évolution sémantique du mot), anecdotique (pour les éponymes ; par exemple, « Boycott » ou « Carpaccio »), sociologique (quand certains mots véhiculent une idéologie : « Hiérarchie », « Bulldozer »…), économique, voire politique quand il s’agit de mettre en cause la « langue de bois », de dénoncer les manipulations médiatiques, de traquer les détournements de sens chargés de masquer une réalité honteuse (voir ces mots trompeurs que sont « Ludique », « Éthique » ou « Emploi »).
L’auteur ne nous fait pas la leçon, elle nous encourage à parler vrai, à relativiser les discours convenus, à contester le principe d’autorité quand il est injustifié, à revisiter la
réalité du monde à partir des mots – ce mot « monde » fournissant lui-même un parfait exemple de mystification puisqu’il vient du latin mundus, « qui signifie soigné, net, pur,
propre, sans défaut », alors que le terme en est venu « à qualifier le désordre des relations humaines, la vanité, la fausseté et l’agitation des mondanités » (p. 34).
Amuser et faire penser
Graves questions qui n’altèrent ni la légèreté de l’ouvrage, ni son capital de surprises : sait-on que « chute » et « chance » ont des origines communes ? De même que « curé » et « curieux », « spéculateur » et « évêque », « Crésus » et « crise » ? Sait-on que les anciens Grecs disposaient d’une bonne dizaine de mots pour nommer l’amour ? Que le vocabulaire médical, en ses débuts, s’inspira de réalités familières pour créer des mots comme « tibia » (flûte, en latin), « thyroïde » (de thura, porte, en grec) et « coccyx », « en raison de sa ressemblance avec un bec de coucou (kokkux en grec) » ?
Sans compter tous les termes formés à partir du diminutif –ula (-ule) ? Sait-on que le mot «avion » ne vient pas de avis, l’oiseau latin, mais de « Appareil Volant Imitant l’Oiseau Naturel »? Que le mot « information » renvoie à une « beauté intérieure » ? Que Gustave Eiffel fut contraint de changer son patronyme originel pour échapper au climat de germanophobie qui régnait en France dans les années 1875 ? Que le mot « ordinateur » fut inventé par le linguiste Jacques Perret à la demande de la société IBM ?
Ces découvertes, et bien d’autres, nous remplissent de joie et comblent nos ignorances, répondant au double objectif que doivent se fixer les ouvrages de cette nature : le plaisir et le savoir, amuser et faire penser. Car, en « renommant » les mots, Sophie Chérer nous rappelle, l’air de rien, à notre devoir :
« La langue est notre bien commun, même si elle n’appartient à personne. Elle n’existe que pour être pensée et parlée librement. Mais pour l’apprivoiser vraiment au point de pouvoir jouer avec elle, sans peur et sans reproche, comme avec un ami, encore faut-il la connaître. »
En matière de langage comme du reste, la connaissance est un préalable à la liberté.
Yves Stalloni
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Chère collègue,
N’hésitez surtout pas à me faire un retour sur cette “utilisation” en classe.
Ce livre est une mine. A fortiori dans le contexte actuel, je vous conseille la lecture des articles “Bio” et “Nature”.
D’où mon proverbe favori du moment : “Ce qui est rare est Chér…er!”
Antony SORON
Il me tarde de lire ce livre et de l’utiliser dans ma classe de CM2! Peut-être dès lundi? Bonne rentrée!